un grand jeu : une triste sévérité règne sur leurs visages ; implacables l’un pour l’autre, et irréconciliables ennemis pendant que la séance dure, ils ne reconnaissent plus ni liaisons, ni alliance, ni naissance, ni distinctions : le hasard seul, aveugle et farouche divinité, préside au cercle, et y décide souverainement ; ils l’honorent tous par un silence profond, et par une attention dont ils sont partout ailleurs fort incapables ; toutes les passions, comme suspendues, cèdent à une seule ; le courtisan alors n’est ni doux, ni flatteur, ni complaisant, ni même dévot.
73 (I)
L’on ne reconnaît plus en ceux que le jeu et le gain ont illustré la moindre trace de leur première condition : ils perdent de vue leurs égaux, et atteignent les plus grands seigneurs. Il est vrai que la fortune du dé ou du lansquenet les remet souvent où elle les a pris.
74 (V)
Je ne m’étonne pas qu’il y ait des brelans publics, comme autant de pièges tendus à l’avarice des hommes, comme des gouffres où l’argent des particuliers tombe et se précipite sans retour, comme d’affreux écueils où les joueurs viennent se briser et se perdre ; qu’il parte de ces lieux des émissaires pour savoir à heure marquée qui a descendu à terre avec un argent frais d’une nouvelle prise, qui a gagné un procès d’où on lui a compté une grosse somme, qui a reçu un don, qui a fait au jeu un gain considérable, quel fils de famille vient de recueillir une riche succession, ou quel commis imprudent veut hasarder sur une carte les deniers de sa caisse. C’est un sale et indigne métier, il est vrai, que de tromper ; mais c’est un métier qui est ancien, connu, pratiqué de tout temps par ce genre d’hommes que j’appelle des brelandiers. L’enseigne est à leur porte, on y lirait presque : Ici l’on trompe de bonne foi ; car se voudraient-ils donner pour irréprochables ? Qui ne sait pas qu’entrer et perdre dans ces maisons est une même chose ? Qu’ils trouvent donc sous leur main autant de dupes qu’il en faut pour leur subsistance, c’est ce qui me passe.
75 (V)
Mille gens se ruinent au jeu, et vous disent froidement qu’ils ne sauraient se passer de jouer : quelle excuse ! Y a-t-il une passion, quelque violente ou honteuse qu’elle soit,