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Fuyez, retirez-vous : vous n’êtes pas assez loin. — Je suis, dites-vous, sous l’autre tropique. — Passez sous le pôle et dans l’autre hémisphère, montez aux étoiles, si vous le pouvez. — M’y voilà. — Fort bien, vous êtes en sûreté. Je découvre sur la terre un homme avide, insatiable, inexorable, qui veut, aux dépens de tout ce qui se trouvera sur son chemin et à sa rencontre, et quoi qu’il en puisse coûter aux autres, pourvoir à lui seul, grossir sa fortune, et regorger de bien.

36 (IV)

Faire fortune est une si belle phrase, et qui dit une si bonne chose, qu’elle est d’un usage universel : on la reconnaît dans toutes les langues, elle plaît aux étrangers et aux barbares, elle règne à la cour et à la ville, elle a percé les cloîtres et franchi les murs des abbayes de l’un et de l’autre sexe : il n’y a point de lieux sacrés où elle n’ait pénétré, point de désert ni de solitude où elle soit inconnue.

37 (VII)

À force de faire de nouveaux contrats, ou de sentir son argent grossir dans ses coffres, on se croit enfin une bonne tête, et presque capable de gouverner.

38

(I) Il faut une sorte d’esprit pour faire fortune, et surtout une grande fortune : ce n’est ni le bon ni le bel esprit, ni le grand ni le sublime, ni le fort ni le délicat ; je ne sais précisément lequel c’est, et j’attends que quelqu’un veuille m’en instruire.

(V) Il faut moins d’esprit que d’habitude ou d’expérience pour faire sa fortune ; l’on y songe trop tard, et quand enfin l’on s’en avise, l’on commence par des fautes que l’on n’a pas toujours le loisir de réparer : de là vient peut-être que les fortunes sont si rares.

(V) Un homme d’un petit génie peut vouloir s’avancer : il néglige tout, il ne pense du matin au soir, il ne rêve la nuit qu’à une seule chose, qui est de s’avancer. Il a commencé de bonne heure, et dès son adolescence, à se mettre dans les voies de la fortune : s’il trouve une barrière de front qui ferme son passage, il biaise naturellement, et va à droit ou à gauche, selon qu’il y voit de jour et d’apparence, et si de nouveaux obstacles l’arrêtent, il rentre dans le sentier qu’il avait quitté ; il est déterminé, par la nature des difficultés, tantôt à les surmonter, tantôt à les éviter, ou à prendre d’autres mesures : son intérêt, l’usage, les conjectures le dirigent. Faut-il de si grands talents et une si bonne