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l’on suit ses idées, et on les explique sans le moindre égard pour les raisonnements d’autrui ; l’on est bien éloigné de trouver ensemble la vérité, l’on n’est pas encore convenu de celle que l’on cherche. Qui pourrait écouter ces sortes de conversations et les écrire, ferait voir quelquefois de bonnes choses qui n’ont nulle suite.

68 (I)

Il a régné pendant quelque temps une sorte de conversation fade et puérile, qui roulait toute sur des questions frivoles qui avaient relation au cœur et à ce qu’on appelle passion ou tendresse. La lecture de quelques romans les avait introduites parmi les plus honnêtes gens de la ville et de la cour ; ils s’en sont défaits, et la bourgeoisie les a reçues avec les pointes et les équivoques.

69 (IV)

Quelques femmes de la ville ont la délicatesse de ne pas savoir ou de n’oser dire le nom des rues, des places, et de quelques endroits publics, qu’elles ne croient pas assez nobles pour être connus. Elles disent : le Louvre, la place Royale, mais elles usent de tours et de phrases plutôt que de prononcer de certains noms ; et s’ils leur échappent, c’est du moins avec quelque altération du mot, et après quelques façons qui les rassurent : en cela moins naturelles que les femmes de la cour, qui ayant besoin dans le discours des Halles, du Châtelet, ou de choses semblables, disent : les Halles, le Châtelet.

70 (IV)

Si l’on feint quelquefois de ne se pas souvenir de certains noms que l’on croit obscurs, et si l’on affecte de les corrompre en les prononçant, c’est par la bonne opinion qu’on a du sien.

7I (I)

L’on dit par belle humeur, et dans la liberté de la conversation, de ces choses froides, qu’à la vérité l’on donne pour telles, et que l’on ne trouve bonnes que parce qu’elles sont extrêmement mauvaises. Cette manière basse de plaisanter a passé du peuple, à qui elle appartient, jusque dans une grande partie de la jeunesse de la cour, qu’elle a déjà infectée. Il est vrai qu’il y entre trop de fadeur et de grossièreté pour devoir craindre qu’elle s’étende plus loin, et qu’elle fasse de plus grands progrès dans un pays qui est le centre du bon goût et de la politesse. L’on doit cependant en inspirer le dégoût à ceux qui la pratiquent ; car bien que ce ne soit jamais sérieusement, elle ne laisse pas de tenir la place, dans leur esprit et dans le commerce ordinaire, de quelque chose de meilleur.

72 (V)