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SUR THEOPHRASTE

et le fond des caracteres qui y sont décrits est pris de la même source. Il est vray qu’il se les rend propres par l’étenduë qu’il leur donne et par la satyre ingenieuse qu’il en tire contre les vices des Grecs et sur tout des Atheniens.

Ce livre ne peut gueres passer que pour le commencement d’un plus long ouvrage que Theophraste avoit entrepris. Le projet de ce philosophe, comme vous le remarquerez dans sa Preface, étoit de traiter de toutes les vertus et de tous les vices. Et, comme il assure luy-même dans cet endroit qu’il commence un si grand dessein à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, il y a apparence qu’une prompte mort l’empêcha de le conduire à sa perfection. J’avouë que l’opinion commune a toujours été qu’il avoit poussé sa vie au delà de cent ans ; et saint Jérôme, dans une lettre qu’il écrit à Nepotien, assure qu’il est mort à cent sept ans accomplis : de sorte que je ne doute point qu’il n’y ait eu une ancienne erreur ou dans les chiffres grecs qui ont servi de regle à Diogene Laërce, qui ne le fait vivre que quatre-vingt-quinze années, ou dans les premiers manuscrits qui ont été faits de cet historien, s’il est vrai d’ailleurs que les quatre-vingt-dix-neuf ans que cet auteur se donne dans cette Preface se lisent également dans quatre manuscrits de la Bibliotheque Palatine, où l’on a aussi trouvé les cinq derniers chapitres des Caracteres de Theophraste, qui manquoient aux anciennes impressions, et où l’on a vu deux titres, l’un du goût qu’on a pour les vicieux, et l’autre du gain sordide, qui sont seuls et dénuez de leurs chapitres.

Ainsi cet ouvrage n’est peut-être même qu’un simple fragment, mais cependant un reste précieux de l’antiquité, et un monument de la vivacité de l’esprit et du jugement ferme et solide de ce philosophe dans un âge si avancé. En effet, il a toûjours été lu comme un chef-d’œuvre dans son genre ; il ne se voit rien où le goût attique se fasse mieux remarquer et où l’élegance grecque éclate davantage ; on l’a appelé un livre d’or. Les sçavans, faisant attention à la diversité des mœurs qui y sont traitées et à la manière naïve dont tous les caracteres y sont exprimez, et la comparant d’ailleurs avec celle du poète Menandre, disciple de Theophraste, et qui servit ensuite de modele à Terence, qu’on a dans nos jours si heureusement imité, ne peuvent s’empêcher de reconnoître dans ce petit ouvrage la premiere source de tout le comique, je dis de celuy qui est épuré des pointes, des obscenitez, des équivoques, qui est pris dans la nature, qui fait rire les sages et les vertueux.

Mais peut-être que, pour relever le merite de ce traité des Caracteres et en inspirer la lecture, il ne sera pas inutile de dire quelque chose de celui de leur auteur. Il étoit d’Erese, ville de Lesbos, fils d’un foulon ; il eut pour premier maître dans son