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DISCOURS

ceux enfin qui leur ressemblent et à qui ils ne croyent pas ressembler, que jusque dans la chaire l’on se croit obligé souvent de suspendre l’Évangile pour les prendre par leur foible et les ramener à leurs devoirs par des choses qui soient de leur goust et de leur portée.

La cour ou ne connoît pas la ville, ou, par le mépris qu’elle a pour elle, neglige d’en relever le ridicule, et n’est point frappée des images qu’il peut fournir ; et si au contraire l’on peint la cour, comme c’est toûjours avec les ménagements qui lui sont dûs, la ville ne tire pas de cette ébauche de quoy remplir sa curiosité, et se faire une juste idée d’un païs où il faut même avoir vécu pour le connoître.

D’autre part, il est naturel aux hommes de ne point convenir de la beauté ou de la délicatesse d’un trait de morale qui les peint, qui les désigne, et où ils se reconnoissent eux-mêmes : ils se tirent d’embarras en le condamnant, et tels n’approuvent la satyre que lors que, commençant à lâcher prise et à s’éloigner de leurs personnes, elle va mordre quelque autre.

Enfin, quelle apparence de pouvoir remplir tous les goûts si differens des hommes par un seul ouvrage de morale ? Les uns cherchent des définitions, des divisions, des tables, et de la methode : ils veulent qu’on leur explique ce que c’est que la vertu en général et cette vertu en particulier ; quelle différence se trouve entre la valeur, la force et la magnanimité, les vices extrêmes par le défaut ou par l’excès entre lesquels chaque vertu se trouve placée, et duquel de ces deux extrêmes elle emprunte davantage : tout autre doctrine ne leur plaît pas. Les autres, contens que l’on reduise les mœurs aux passions et que l’on explique celles-cy par le mouvement du sang, par celuy des fibres et des arteres, quittent un auteur de tout le reste.

Il s’en trouve d’un troisiéme ordre qui, persuadez que toute doctrine des mœurs doit tendre à les reformer, à discerner les bonnes d’avec les mauvaises, et à démêler dans les hommes ce qu’il y a de vain, de foible et de ridicule, d’avec ce qu’ils peuvent avoir de bon, de sain et de loüable, se plaisent infiniment dans la lecture des livres ; qui, supposant les principes physiques et moraux rebattus par les anciens et les modernes, se jettent d’abord dans leur application aux mœurs du temps, corrigent les hommes les uns par les autres par ces images de choses qui leur sont si familieres, et dont neanmoins ils ne s’avisoient pas de tirer leur instruction.

Tel est le Traité des Caractères des mœurs que nous a laissé Theophraste. Il l’a puisé dans les Éthiques et dans les grandes Morales d’Aristote, dont il fut le disciple. Les excellentes definitions que l’on lit au commencement de chaque chapitre sont établies sur les idées et sur les principes de ce grand philosophe,