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tous les intérêts humains ; je vois bien, encore une fois, que cela seul a fait imaginer le spécieux et irrépréhensible prétexte du soin des âmes, et semé dans le monde cette pépinière intarissable de directeurs.

❡ La dévotion vient à quelques-uns, et surtout aux femmes, comme une passion, ou comme le faible d’un certain âge, ou comme une mode qu’il faut suivre : elles comptaient autrefois une semaine pour les jours de jeu, de spectacle, de concert, de mascarade ou d’un joli sermon ; elles allaient le lundi perdre leur argent chez Isméne, le mardi leur temps chez Climène, et le mercredi leur réputation chez Célimène ; elles savaient dès la veille toute la joie qu’elles devaient avoir le jour d’après et le lendemain ; elles jouissaient tout à la fois du plaisir présent et de celui qui ne leur pouvait manquer ; elles auraient souhaité de les pouvoir rassembler tous en un seul jour, c’était alors leur unique inquiétude et tout le sujet de leurs distractions, et, si elles se trouvaient quelquefois à l’Opéra, elles y regrettaient la Comédie. Autres temps, autres mœurs : elles outrent l’austérité et la retraite, elles n’ouvrent plus les yeux qui leur sont donnés pour voir, elles ne mettent plus leurs sens à aucun usage, et, chose incroyable ! elles parlent peu ; elles pensent encore et assez bien d’elles-mêmes, comme assez mal des autres ; il y a chez elles une émulation de vertu et de réforme qui tient quelque chose de la jalousie ; elles ne haïssent pas de primer dans ce nouveau genre de vie comme elles faisaient dans celui qu’elles viennent de quitter par politique ou par dégoût ; elles se perdaient gaiement par la galanterie, par la bonne chère et par l’oisiveté, et elles se perdent tristement par la présomption et par l’envie.

❡ Si j’épouse, Hermas, une femme avare, elle ne me ruinera point ; si une joueuse, elle pourra s’enrichir ; si une savante, elle saura m’instruire ; si une prude, elle ne sera point emportée ; si une emportée, elle exercera ma patience ; si une coquette, elle voudra me plaire ; si une galante, elle le sera peut-être jusqu’à m’aimer ; si une dévote[1], répondez, Hermas, que dois-je attendre de celle qui veut tromper Dieu, et qui se trompe elle-même ?

  1. Fausse dévote.