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valet arrive, à qui il demande fièrement d’où il vient ; il lui répond qu’il vient de l’endroit où il l’a envoyé, et il lu rend un fidèle compte de sa commission. Vous le prendriez souvent pour tout ce qu’il n’est pas : pour un stupide, car il n’écoute point, et il parle encore moins ; pour un fou, car outre qu’il parle tout seul, il est sujet à de certaines grimaces et à des mouvements de tête involontaires ; pour un homme fier et incivil, car vous le saluez, et il passe sans vous regarder, ou il vous regarde sans vous rendre le salut ; pour un inconsidéré, car il parle de banqueroute au milieu d’une famille où il y a cette tache, d’exécution et d’échafaud devant un homme dont le père y a monté, de roture devant des roturiers qui sont riches et qui se donnent pour nobles. De même il a dessein d’élever auprès de soi un fils naturel sous le nom et le personnage d’un valet ; et quoiqu’il veuille le dérober à la connaissance de sa femme et de ses enfants, il lui échappe de l’appeler son fils dix fois le jour. Il a pris aussi la résolution de marier son fils à la fille d’un homme d’affaires, et il ne laisse pas de dire de temps en temps, en parlant de sa maison et de ses ancêtres, que les Ménalques ne se sont jamais mésalliés. Enfin il n’est ni présent ni attentif dans une compagnie à ce qui fait le sujet de la conversation. Il pense et il parle tout à la fois, mais la chose dont il parle est rarement celle à laquelle il pense ;