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de hauteur et de confiance avec ceux qui n’ont que de la vertu ; muets et embarrassés avec les savants ; vifs, hardis et décisifs avec ceux qui ne savent rien. Ils parlent de guerre à un homme de robe, et de politique à un financier ; ils savent l’histoire avec les femmes ; ils sont poètes avec un docteur, et géomètres avec un poète. De maximes, ils ne s’en chargent pas ; de principes, encore moins : ils vivent à l’aventure, poussés et entraînés par le vent de la faveur et par l’attrait des richesses. Ils n’ont point d’opinion qui soit à eux, qui leur soit propre ; ils en empruntent à mesure qu’ils en ont besoin ; et celui à qui ils ont recours n’est guère un homme sage, ou habile, ou vertueux : c’est un homme à la mode.

5I (VI)

Nous avons pour les grands et pour les gens en place une jalousie stérile ou une haine impuissante, qui ne nous venge point de leur splendeur et de leur élévation, et qui ne fait qu’ajouter à notre propre misère le poids insupportable du bonheur d’autrui. Que faire contre une maladie de l’âme si invétérée et si contagieuse ? Contentons-nous de peu, et de moins encore s’il est possible ; sachons perdre dans l’occasion : la recette est infaillible, et je consens à l’éprouver. J’évite par là d’apprivoiser un suisse ou de fléchir un commis ; d’être repoussé à une porte par la foule innombrable de clients ou de courtisans dont la maison d’un ministre se dégorge plusieurs fois le jour ; de languir dans sa salle