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Ruffin commence à grisonner ; mais il est sain, il a un visage frais et un oeil vif qui lui promettent encore vingt années de vie ; il est gai, jovial, familier, indifférent ; il rit de tout son cœur, et il rit tout seul et sans sujet : il est content de soi, des siens, de sa petite fortune ; il dit qu’il est heureux. Il perd son fils unique, jeune homme de grande espérance, et qui pouvait un jour être l’honneur de sa famille ; il remet sur d’autres le soin de le pleurer ; il dit : « Mon fils est mort, cela fera mourir sa mère » ; et il est consolé. Il n’a point de passions, il n’a ni amis ni ennemis, personne ne l’embarrasse, tout le monde lui convient, tout lui est propre ; il parle à celui qu’il voit une première fois avec la même liberté et la même confiance qu’à ceux qu’il appelle de vieux amis, et il lui fait part bientôt de ses quolibets et de ses historiettes. On l’aborde, on le quitte sans qu’il y fasse attention, et le même conte qu’il a commencé de faire à quelqu’un, il l’achève à celui qui prend sa place.

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N** est moins affaibli par l’âge que par la maladie, car il ne passe point soixante-huit ans ; mais il a la goutte, et il est sujet à une colique néphrétique ; il a le visage décharné, le teint verdâtre, et qui menace ruine : il fait marner sa terre, et il compte que de quinze ans entiers il ne sera obligé de la fumer ; il plante un jeune bois, et il espère qu’en moins de vingt années il lui donnera