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affaires, qui est de dîner le matin et de souper le soir ; il ne semble né que pour la digestion. Il n’a de même qu’un entretien : il dit les entrées qui ont été servies au dernier repas où il s’est trouvé ; il dit combien il y a eu de potages, et quels potages ; il place ensuite le rôt et les entremets ; il se souvient exactement de quels plats on a relevé le premier service ; il n’oublie pas les hors-d’œuvre, le fruit et les assiettes ; il nomme tous les vins et toutes les liqueurs dont il a bu ; il possède le langage des cuisines autant qu’il peut s’étendre, et il me fait envie de manger à une bonne table où il ne soit point. Il a surtout un palais sûr, qui ne prend point le change, et il ne s’est jamais vu exposé à l’horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût ou de boire d’un vin médiocre. C’est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté le talent de se bien nourrir jusques où il pouvait aller : on ne reverra plus un homme qui mange tant et qui mange si bien ; aussi est-il l’arbitre des bons morceaux, et il n’est guère permis d’avoir du goût pour ce qu’il désapprouve. Mais il n’est plus : il s’est fait du moins porter à table jusqu’au dernier soupir ; il donnait à manger le jour qu’il est mort. Quelque part où il soit, il mange ; et s’il revient au monde, c’est pour manger.

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