Page:La Bruyère - Œuvres complètes, édition 1872, tome 2.djvu/106

Cette page n’a pas encore été corrigée

personne n’avance de soi qu’il est brave ou libéral.

Personne ne dit de soi, et surtout sans fondement, qu’il est beau, qu’il est généreux, qu’il est sublime : on a mis ces qualités à un trop haut prix ; on se contente de le penser.

85 (V)

Quelque rapport qu’il paraisse de la jalousie à l’émulation, il y a entre elles le même éloignement que celui qui se trouve entre le vice et la vertu.

La jalousie et l’émulation s’exercent sur le même objet, qui est le bien ou le mérite des autres : avec cette différence, que celle-ci est un sentiment volontaire, courageux, sincère, qui rend l’âme féconde, qui la fait profiter des grands exemples, et la porte souvent au-dessus de ce qu’elle admire ; et que celle-là au contraire est un mouvement violent et comme un aveu contraint du mérite qui est hors d’elle ; qu’elle va même jusques à nier la vertu dans les sujets où elle existe, ou qui, forcée de la reconnaître, lui refuse les éloges ou lui envie les récompenses ; une passion stérile qui laisse l’homme dans l’état où elle le trouve, qui le remplit de lui-même, de l’idée de sa réputation, qui le rend froid et sec sur les actions ou sur les ouvrages d’autrui, qui fait qu’il s’étonne de voir dans le monde d’autres talents que les siens, ou d’autres hommes avec les mêmes talents dont il se pique : vice honteux, et qui par son excès rentre toujours dans la vanité et dans la