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de sa maison pour aller se renfermer dans celle d’un autre ; que d’honnêtes femmes, qui n’étaient ni marchandes ni hôtelières, avaient leurs maisons ouvertes à ceux qui payaient pour y entrer ; que l’on avait à choisir des dés, des cartes et de tous les jeux ; que l’on mangeait dans ces maisons, et qu’elles étaient commodes à tout commerce. L’on saura que le peuple ne paraissait dans la ville que pour y passer avec précipitation : nul entretien, nulle familiarité ; que tout y était farouche et comme alarmé par le bruit des chars qu’il fallait éviter, et qui s’abandonnaient au milieu des rues, comme on fait dans une lice pour remporter le prix de la course. L’on apprendra sans étonnement qu’en pleine paix et dans une tranquillité publique, des citoyens entraient dans les temples, allaient voir des femmes, ou visitaient leurs amis avec des armes offensives, et qu’il n’y avait presque personne qui n’eût à son côté de quoi pouvoir d’un seul coup en tuer un autre. Ou si ceux qui viendront après nous, rebutés par des mœurs si étranges et si différentes des leurs, se dégoûtent par là de nos mémoires, de nos poésies, de notre comique et de nos satires, pouvons-nous ne les pas plaindre par avance de se priver eux-mêmes, par cette fausse délicatesse, de la lecture de si beaux ouvrages, si travaillés, si réguliers, et de la connaissance du plus beau règne dont jamais l’histoire ait été embellie ?