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19. « L’on m’a engagé, dit Ariste, à lire mes ouvrages à Zoïle, je l’ai fait ; ils l’ont saisi d’abord et avant qu’il ait eu le loisir de les trouver mauvais, il les a loués modestement en ma présence, et il ne les a pas loués depuis devant personne. Je l’excuse, et je n’en demande pas davantage à un auteur ; je le plains même d’avoir écouté de belles choses qu’il n’a point faites. »

Ceux qui par leur condition se trouvent exempts de la jalousie d’auteur, ont ou des passions ou des besoins qui les distraient et les rendent froids sur les conceptions d’autrui : personne presque, par la disposition de son esprit, de son cœur et de sa fortune, n’est en état de se livrer au plaisir que donne la perfection d’un ouvrage.

20. Le plaisir de la critique nous ôte celui d’être vivement touchés de très belles choses.

21. Bien des gens vont jusques à sentir le mérite d’un manuscrit qu’on leur lit, qui ne peuvent se déclarer en sa faveur, jusques à ce qu’ils aient vu le cours qu’il aura dans le monde par l’impression, ou quel sera son sort parmi les habiles : ils ne hasardent point leurs suffrages, et ils veulent être portés par la foule et entraînés par la multitude. Ils disent alors qu’ils ont les premiers approuvé cet ouvrage, et que le public est de leur avis.

Ces gens laissent échapper les plus belles occasions de nous convaincre qu’ils ont de la capa-