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est en droit d’exiger de certains esprits pour l’unique récompense de son travail, je doute qu’il doive continuer d’écrire, s’il préfère du moins sa propre satisfaction à l’utilité de plusieurs et au zèle de la vérité. J’avoue d’ailleurs que j’ai balancé dès l’année 1690, et avant la cinquième édition, entre l’impatience de donner à mon livre plus de rondeur et une meilleur forme par de nouveaux caractères, et la crainte de faire dire à quelques-uns : « Ne finiront-ils point, ces Caractères, et ne verrons-nous jamais autre chose de cet écrivain ? » Des gens sages me disaient d’une part : « La matière est solide, utile, agréable, inépuisable ; vivez longtemps, et traitez-la sans interruption pendant que vous vivrez : que pourriez-vous faire de mieux ? il n’y a point d’année que les folies des hommes ne puissent vous fournir un volume. » D’autres, avec beaucoup de raison, me faisaient redouter les caprices de la multitude et la légèreté du public, de qui j’ai néanmoins de si grands sujets d’être content, et ne manquaient pas de me suggérer que personne presque depuis trente années