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ix
AVERTISSEMENT.

nobre de désignations ne les feroient pas justement soupçonner toutes de fausseté, il y auroit encore lieu de rejeter ces prétendues révélations du secret de l’auteur. On ne peut douter, il est vrai, que La Bruyère, en faisant ses portraits, n’ait eu fréquemment en vue des personnages de la société de son temps. Mais ne sent-on pas tout de suite combien il est téméraire, souvent faux, et toujours nuisible, d’affirmer que tel personnage est précisément celui qui lui a servi de modèle ? N’est-ce pas borner le mérite, et restreindre l’utilité de son travail ? Si les vices, les travers, les ridicules marqués dans cette image, ont été ceux d’un homme et non de l’humanité, d’un individu et non d’une espèce, le prétendu peintre d’histoire ou de genre n’est plus qu’un peintre de portrait, et le moraliste n’est plus qu’un satirique[1]. Quel profit y auroit-ii pour les mœurs

  1. « J’ai peint d’après nature, dit La Bruyère, mais je n’ai pas toujours songé à peindre celui-ci ou celui-là dans mon livre Des mœurs. Je ne me suis point loue au public pour faire des portraits qui ne fussent que vrais et ressemblants, de peur que quelquefois ils ne fussent pas croyables, et ne parussent feints ou imaginés. Me rendant plus difficile, je suis allé plus loin : j’ai pris un trait d’un côté un trait d’un autre ; et de ces divers traits, qui pouvoient convenir à une même personne, j’en ai fait des peintures vraisemblables, cherchant moins à réjouir les lecteurs par le caractère, ou, comme le disentles mécontents, par la satire de quelqu’un, qu’à leur proposer des défauts à éviter et des modèles à suivre. » (Voyez la Préface déjà citée, tome II, pages 330, 331.)