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méritent d’être étudiées au point de vue qui nous occupe en ce moment, car elles fournissent sur ce sujet des lumières très précieuses.

La première[1], quoique remarquable aussi par elle-même, est cependant moins importante à considérer sous l’aspect particulier qui nous intéresse. Adressée en même temps à Montaigne et à Belot, elle décrit plutôt le lamentable état de la France qu’elle ne nous dévoile les secrètes pensées de La Boétie. Mais quels sentiments touchants y sont exprimés ! On s’attache malgré soi à la relire, tant la douleur y est sincère et simplement dite. Devant les mines qui couvrent le pays tout entier, La Boétie voudrait fuir n’importe où et n’importe comment. Et qui sait si les dieux, en montrant à des marins hardis de nouvelles terres, vierges et fécondes, n’ont pas voulu conseiller cette fuite ? « Quel que soit le lieu qui m’accueille dans ma fatigue — et plût au ciel que ce fût avec vous, ô mes amis ? — non, jamais je ne pourrai arracher de mon cœur le désastre de la patrie ; partout elle me suivra, je reverrai son image abattue et désolée :

Hic quicumque manet fessum locus, hand sine vobis
O utinam socii, vix est ut pectore toto
Excutiam casum patriœ. Quacumque sequetur
Prostrata facies, tristisque recurret imago.

— Ce désespoir est touchant et cette poétique évocation de l’Amérique ne semble-t-elle pas la vision anticipée d’un lointain avenir ?

Plus tard[2], La Boétie livra plus complètement les profondeurs de son âme : « Je recherche la vertu, écrivait-il à Montaigne ; là où je l’aperçois, je l’embrasse avec ardeur. » Et il voudrait que son ami tentât lui aussi de gravir les sommets radieux où elle se tient. La tâche est pénible, pourtant. Mais La Boétie lui vante la gloire d’y parvenir ; il lui rappelle la fameuse apparition de la Volupté et de la Vertu au jeune Hercule et les propos qu’elles lui tinrent l’une et l’autre. D’ailleurs, le travail n’est-il pas le fond même de la nature humaine ? « Au travail seul le maître des dieux ne refuse rien. Lui-même, ce n’est pas au sein d’un lâche repos qu’il gouverne la mer, la terre et les voûtes de l’Olympe. Qu’est-ce que l’existence pour un homme inutile ? Vivant, il ressemble à ceux

  1. Poemata, f° 102 ; voy. ci-dessous, p. 207.
  2. Poemata, f° 103 ; v° ; voy. ci-dessous, p. 210.