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c’est-à-dire au milieu de pièces qui n’avaient pas vu le jour jusque-la, mais qui dataient pour la plupart de sa jeunesse[1]. Ils lui avaient été communiqués peut-être par La Boétie lui-même et longtemps il les garda par devers lui. L’apparition du petit volume publié par Montaigne en 1571 raviva-t-elle, dans l’âme du poète, le souvenir de l’ami absent ? Toujours est-il, qu’en faisant son propre examen de conscience littéraire, il inséra au premier volume de ses Euvres en rime, dont il préparait une édition complète, les six sonnets du jeune conseiller enlevé aux lettres si prématurément. Ces six sonnets se rattachent étroitement à la publication même de Montaigne ; ce sont seulement des rédactions extrêmement différentes de quelques-uns de ceux qu’il a donnés. Le sujet est le même, mais la forme diffère.

Il est assez délicat de choisir maintenant entre ces deux versions d’une même pièce de vers, et de dire quelle est la bonne, celle qui reproduit le plus fidèlement le texte de son auteur. Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que les sonnets publiés par Montaigne sont, comme il le dit lui-même, plus « charnus, pleins et moelleux ». Les qualités qu’on y rencontre sont bien celles de La Boétie : une certaine vigueur dans l’expression, l’énergie de la phrase. Les défauts aussi qu’on y retrouve sont les mêmes que ceux des autres productions poétiques de La Boétie ; ce sont les défauts d’un écrivain plus prosateur que poète, qui se délasse en composant des vers et n’évite pas toutes les maladresses que fuirait un versificateur de profession. Au contraire, les sonnets publiés par Baïf, sont conformes à la manière de celui-ci et se rapprochent de la mode du temps. Il y a plus de recherche et plus de « métier ». Les allitérations y abondent, et les antithèses et les oppositions de mots sont, la plupart du temps, le fond même de cette poésie. Si on compare le texte donné par Baïf à celui donné par Montaigne, on remarque que les seuls vers conservés par Baïf sont ceux où se trouvent des antithèses. On est frappé, en outre, de l’ordonnance du sonnet, dont les images se suivent mieux, dont les mots se répondent davantage. La préoccupation de la symétrie y est évidente. Ce sont là des soucis de métier qui manquent à La Boétie.

  1. Euvres en rime de Jan-Antoine de Baïf, secrétaire de la Chambre du Roy. À Paris, pour Lucas Breyer, 1572, in-8o (Second livre des diverses amours, ff. 196-197). La présence de ces sonnets est signalée par M. Becq de Fouquières (Poésies choisies de J.-A. de Baïf, 1874, in-12, p. 184, note 1) et ils ont été intégralement reproduits par M. Marty-Laveaux en note de son édition nouvelle de Baïf, dans sa colljection de la Pléiade française (1882, in-8o, t. I, p. 12). Montaigne n’ignorait pas la présence des sonnets de La Boétie dans les poésies de Baïf, car il possédait parmi ses livres un exemplaire des œuvres de ce dernier, qui se trouve actuellement dans la collection Payen, à la Bibliothèque nationale, sous les n° 480-481.