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couronneront de myrthe ce hardi citoyen, les poètes le chanteront sur leur lyre, tous célébreront son exploit comme la délivrance même de la patrie ! Non, la haine de La Boétie est moins farouche, si elle n’est moins profonde ; elle est plus honnête et plus réfléchie. Il n’est pas besoin de répandre le sang, fût-ce celui d’un coupable. Le propre auteur de sa servitude, c’est le peuple, qui s’y soumet volontairement[1] ; qu’il cesse donc de vouloir être esclave, et il le sera. « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiés, ou Pesbranliés, mais seulement ne le soutenés plus, et vous le verrés, comme un grand colosse à qui on a desrobé la base, de son pois mesme fondre en bas et se rompre. S Tel un rameau périt et se détache du tronc qui ne le nourrit plus[2].

Sans nul doute le remède ne serait pas très efficace : il fait plus d’honneur au caractère de La Boétie qu’à son expérience politique. Après avoir omis de distinguer l’autorité qui s’exerce légitimement de l’autorité illicite, et s’être imprudemment attaqué au principe même d’autorité, La Boétie émet une illusion naïve. Il semble croire que l’homme pourrait vivre dans l’état de nature, sans société et sans gouvernement, et laisse entrevoir que cette situation serait pleine de bonheur pour l’humanité. Le rêve est puéril, mais exposé avec une éloquence communicative, car l’on sent toujours, à travers l’utopie, la conviction d’une âme ardente et jeune, sincère avant tout dans ses emportements.

Tel est, en effet, le caractère saillant de La Boétie : une forme à la fois savante et entraînante, une langue vive et colorée, qui pare un fonds par lui-même assez pauvre d’idées. Ce reproche pourtant ne doit point être exagéré. Pour cela, il ne faut pas oublier que la Servitude volontaire avait été composée par son auteur, bien avant les grands mouvements politiques et religieux du XVIe siècle. Dans de semblables circonstances, jointes au jeune âge de l’écrivain, il était nécessaire que le Contr’un fût l’œuvre d’un esprit plus généreux qu’expérimenté. La passion de La

  1. Lucain (Pharsale, ch. IV, v. 185) avait dit longtemps auparavant :
    Usque adeone times quem tu facis ipse timendum.
  2. Il est vrai d’ajouter que les impots étaient considérables alors, et la facilité avec laquelle le peuple s’acquittait d’aussi lourdes charges avait frappé l’esprit de diplomates habiles et désintéressés. « Les Français, ecrivait, en 1546, l’ambassadeur vénitien Marino Cavalli, que nous avons déjà eu l’occasion de citer, les Français ont entièrement remis leur liberté et leur volonté aux mains de leur roi. Il lui suffit de dire : Je veux telle ou telle somme, j’ordonne, je consens, et l’exécution est aussi prompte que si c’était la nation entière qui eût décidé de son propre mouvement. La chose est allée si loin que quelques-uns des Français mêmes, qui voient plus clair que les autres, disent : « Nos rois s’appelaient jadis Reges Francorum ; à présent on peut les appeler Reges Servorum. On paye au roi tout ce qu’il demande ; puis tout ce qui reste est encore à sa merci. » (Relations des ambassadeurs veniticiens, t. I, p. 273.) Peut-être cet état de choses avait-il étonné aussi La Boétie et il n’est pas impossible qu’il y songeat un peu en écrivant, car nous savons qu’il eût préféré vivre à Venise qu’à Sarlat.