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irréfléchie. Comme eux, il ne se doutait guère, en agitant les cendres du passé, que cette évocation troublerait le présent. Mais la comparaison fut inévitable, et nous savons maintenant combien elle devait être défavorable, à tant d’égards, à l’organisation de la France d’alors. L’intention du jeune homme n’était pas d’attaquer l’ordre des choses établies. Il excepté formellement le roi de France de ses raisonnements, en des termes qui sont empreints de déférence et de respect. Les événements furent plus puissants que ses propres intentions. Il arriva ce qu’il advint pour la Renaissance elle-même. Le Contr’un ne fut pas longtemps considéré comme une dissertation spéculative. On en faisait bientôt application à la pratique. La Boétie devint, sans le vouloir, l’auxiliaire des passions et des discussions politiques. Son œuvre fut dénaturée, et c’est là qu’il faut chercher la cause de l’interprétation erronée qu’on en donna si souvent.

Le Contr’un est le produit d’une utopie, mais d’une utopie grande et noble. À chaque page s’exhale le plus pur et le plus sincère amour de l’humanité. Rien de plus hardi, mais aussi rien de plus honnête n’a été écrit « à l’honneur de la liberté contre les tyrans », que ce petit traité qu’on prendrait, selon la belle expression de Villemain[1], « pour un manuscrit antique trouvé dans les ruines de Rome, sous la statue brisée du plus jeune des Gracques ». Tout y est antique, en effet : la forme, l’inspiration, les pensées. La forme est de cette beauté sobre, aux lignes nettes et pures qui caractérisent l’art de la Grèce. Au dire de Montaigne, c’est une lecture de Plutarque qui inspira cette amplification oratoire, et les sentiments en sont si austères que nul penseur ancien ne les désavouerait. La passion qui y domine est cet amour ardent de la liberté qui fait parfois les Harmodius et les Thraséas, mais tempéré, ici, par le respect de la justice et on y retrouve ce culte de la fraternité qui honorait la morale stoïcienne. Suivant La Boétie, la nature ne nous a faits inégaux « qu’afin de nous entreconnoistre tous pour compaignons, ou plustost pour frères ». Sublime illusion, dont sont capables seules les âmes délicates, et qui confond dans un même élan l’égalité et la charité !

Mais La Boétie n’a pas apporté dans les questions qu’il traite l’harmonieuse pondération qui est le propre des ouvrages de l’an-

  1. Villemain, Ouverture des cours d’éloquence française (1828).