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publique de Bordeaux, et l’on y peut aisément constater la substitution, qui a passé, du reste, dans les éditions suivantes des Essais.

Pourquoi ce changement ? je n’ignore pas que Montaigne s’est parfois donné le plaisir d’arranger la vérité à son avantage. Quelle utilité pouvait-il y trouver dans ce cas ? Cette correction autographe ne peut se placer qu’entre la date de publication de l’exemplaire qui la porte (1588) et la mort même de Montaigne, survenue le 13 septembre 1592. Quel qu’ait pu être l’effet du Contr’un, qui avait vu le jour près de vingt ans auparavant, il était fort oublié à cette époque. On pouvait donc laisser sans crainte à un ami mort, depuis plus longtemps encore, la responsabilité d’allusions fort peu transparentes, singulièrement vieillies et dirigées contre des hommes disparus eux aussi depuis bien des années. Ce n’est pas la crainte ou la prudence, comme on a voulu l’y voir, qui ont guidé Montaigne dans sa rétractation[1].

C’est plutôt le souci du sentiment de la postérité pour La Boétie qui a inspiré Montaigne, rajeunissant ainsi l’auteur du Contr’un. Pour atténuer l’impression, sans doute défavorable, que la vigueur du langage de La Boétie pouvait faire sur les esprits réfléchis[2], Montaigne a mis sur le compte de la fougue et de l’âge les écarts de parole de son ami. L’excuse est généreuse. Elle est juste dans ce cas. Mais il semble que Montaigne l’ait poussée trop loin. Les faits le contredisent, et nous savons que le Contr’un, s’il fut composé dans l’extrême jeunesse de La Boétie, fut revu plus tard par un esprit moins adolescent.

En tout cas, ceux qui, rapprochant les dates, ont voulu voir dans le Discours de la Servitude volontaire un acte de vengeance contre le connétable de Montmorency, se sont assurément mépris. Rien n’est moins prouvé que la présence de La Boétie à Bordeaux, à l’époque de la révolte de 1548 et de la répression du connétable. Le contraire est beaucoup plus probable. Et, s’il était vrai, comme l’affirme De Thou, que ce jeune homme eût écrit cette invective à l’aube de ses dix-neuf ans, en 1549, quelques mois seulement après les sanglantes rigueurs de Montmorency sur la ville rebelle, serait-il admissible que son indignation se fût ainsi contenue et n’ait pas éclaté en accents d’une sublime imprudence ? La Servitude volontaire ne contient aucun trait sur les événements contemporains ; rien n’y fait deviner les vengeances dont Bordeaux avait

  1. C. Lenient, la Satire en France ou la Littérature militante au XVIe siècle, t. I, p. 288.
  2. Sur un exemtplaire des Mémoires de l’Estat de France, dont le tome troisième fut achevee de lire le 22 février 1602, nous trouvons, en face de la Servitude volontaire, cette remarque d’un lecteur anonyme : « Séditieux contre la monarchie. »