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528 — No 3720
15 Juin 1914
L’ILLUSTRATION

chercher un drapeau de son pays, entr’ouvre sa porte, se glisse à mi-corps dans la rue et rapidement accroche à la devanture le pavillon qui pend comme un linge mouillé. Sa porte refermée et verrouillée, il s’approche de nous et nous demande la permission d’accrocher aussi, le lendemain, un drapeau français. Deux précautions valent mieux qu’une…

Le capitaine et moi, nous restons les seuls attablés. Ce soir, pourtant, le service est accéléré. Les garçons, d’ordinaire si lents, se bousculent et nous bousculent. Nous terminons donc assez rapidement notre repas quand, de nouveau, nous entendons claquer des revolvers, avec les cris répétés de : Muerran los Gringos ! Muerran los Gringos ! C’est l’émeute qui revient sur nous. Cette fois, le courage des garçons défaille. Ils nous crient de partir. Mais, comme l’autre jour les rebelles au pont Iturbide, nous voulons régler l’addition. Le personnel ne nous écoute plus. Il s’enfuit, en tournant les commutateurs, nous plantant là dans le noir. La prudence de ces gens est vraiment excessive : cette fois l’indignation populaire ne coûte à l’hôtel qu’un seul carreau.

Nous regagnons nos chambres où notre hôte, abandonné de son personnel, nous apporte lui-même des bougies. Toute la nuit, nous entendons sous nos fenêtres passer et repasser la foule hurlante qui assaille les devantures suspectes, crible de balles le ciel étoilé et demande à boire le sang des perfides « Gringos », dont heureusement elle ne rencontre pas un seul.


22 avril.

Ce matin encore, la ville garde un aspect inaccoutumé. Toutes les forces de police et la cavalerie — les quelques hommes de l’escadron Victoria — patrouillent dans les rues pour y ramener l’ordre. L’émeute, d’ailleurs, s’est tout à fait calmée. Elle a fait plus de bruit que de mal. Une seule boutique, surmontée d’un drapeau américain, a été assez sérieusement endommagée. Les milliers de coups de revolver tirés par les protestataires ont blessé cinq ou six personnes. Les Américains encore cachés dans la ville, le consul réfugié chez son collègue d’Angleterre, se dirigent vers le port, sous la protection de la police.

Nous désirons retourner aux avant-postes pour interroger les officiers et connaître leurs sentiments actuels. Nous hélons un fiacre. Tout de suite, le cocher nous demande :

— Êtes-vous Gringos ?

— Non.

— Alors, tant pis. Ce matin je ne charge que des Gringos, car, pour s’en aller, ils ne regardent pas aux pesos. Cherchez ailleurs.

Nous en trouvons un autre, cependant, qui veut bien nous conduire au pont Iturbide. Nous aurions voulu y voir le colonel Himorosa pour avoir de lui une version de l’incident dont il est responsable. Mais il n’a pas encore quitté les arrêts à la caserne. Vers le poste de Tampico, où nous nous dirigeons ensuite, nous sommes dépassés par une automobile qui, sur la route, file à toute allure. L’officier de garde nous apprend que ces gens vont en délégation auprès des rebelles pour les inviter à la paix et à l’union, en face du péril étranger. Nous demandons :

— Croyez-vous que les rebelles écouteront ces ambassadeurs ?

L’officier hoche la tête :

— Je crains plutôt qu’ils ne les branchent !

La ville où nous remontons est toujours très animée. Il y a foule, surtout devant le palais du gouvernement militaire ; des gens se pressent et se bousculent pour entrer : ce sont des volontaires qui demandent des armes.

Le consul des États-Unis qui, ce matin de bonne heure, a quitté la ville sur une chaloupe anglaise, rejoint l’amiral Mayo vers 8 heures. J’ignore absolument de quelle façon il lui rend compte des « émeutes » et des « attentats » de cette nuit, mais à 8 heures et demie, un sans-fil est lancé en clair. Habituellement toutes les dépêches américaines sont chiffrées. On veut donc, cette fois, que toute le monde connaisse les six mots très expressifs de ce télégramme :

« Birmingham and destroyers rush to Tampico !  » (Croiseur Birmingham et torpilleurs, précipitez-vous à toute allure sur Tampico !)


Le commandant en second Aldrete, de la canonnière mexicaine Zaragosa, observant les mouvements de la flotte américaine.

Moins d’une heure plus tard, treize panaches de fumée montent à l’horizon et quelques instants après treize contre-torpilleurs de 740 tonnes s’alignent en deux files derrière le cuirassé amiral Connecticut. Presque aussitôt, quatre bâtiments prennent leurs dispositions de combat et s’approchent de la passe. À midi et demi seulement, le croiseur Birmingham, qui, pourtant, avait marché à toute allure, arrive en rade de Tampico. Quand les navires américains s’approchent, nous nous trouvons sur la canonnière mexicaine Zaragoza. Son commandant, le capitaine Carvallo, est à terre en conférence avec le gouverneur ; mais son second, le capitaine Aldrete, nous fait visiter le petit bateau, déjà préparé pour la lutte qui s’annonce. À fin de suivre les évolutions de l’escadre « ennemie », nous descendons à terre avec l’officier, et nous atteignons un des réservoirs à pétrole de la Compagnie Huasteca. De la plate-forme supérieure, on domine tous les environs. À quelque distance, la petite ville de Tampico, blanche et rose, apparaît enchâssée dans une boucle argentée du fleuve Panuco ; tout autour, la campagne plate s’étale comme un large tapis vert que tachent de noir les quinconces des réservoirs à pétrole, tandis que les lagunes la déchirent de surfaces brillantes. Mais le Mexicain regarde seulement, sur la bande gris bleu de la mer, les petits panaches noirs qui tracent lentement de grands huit.

— Ces torpilleurs, demandons-nous, pourrez-vous les empêcher d’arriver jusqu’à la ville ?

Le capitaine Aldrete nous répond :

— Nos canons et ceux du Bravo, ancré à côté de nous, couleront sans doute les deux premiers ; peut-être arrêterons-nous aussi le troisième, mais certainement les autres nous enverront au fond. Cependant, les trois ou quatre bateaux coulés dans le fleuve empêcheront qu’on puisse le remonter. Et durant plusieurs jours encore Tampico sera sauf.

C’est la première fois, au Mexique, que je rencontre un homme.


POURQUOI LES AMÉRICAINS N’ONT PAS PRIS TAMPICO

23 avril.

On prévoyait pour la nuit dernière une attaque de la ville par les Américains. Pourquoi ne s’est-elle pas encore produite ? Chaque jour de retard rendra leur tâche plus difficile. Trois mille fusils et des cartouches ont déjà été distribués à de jeunes volontaires qui s’inquiètent peu des rebelles mais veulent la mort de tous les Gringos.

Les ambassadeurs envoyés hier chez les rebelles n’ont pas été pendus. Ils reviennent aujourd’hui porteurs de deux lettres, l’une adressée au général Zaragoza, l’autre pour le consul des États-Unis qu’ils croyaient encore en ville. Ils ne veulent rien dire du résultat de leur mission, mais, par ce qu’ils ne disent pas, je crois comprendre que les rebelles acceptent l’alliance avec les fédéraux pour chasser les Gringos, si on veut bien remettre la ville ; sans quoi, ils combineraient leur action avec celle des Gringos pour la prendre.

Toute la colonie française, sauf le consul, resté à son poste, est maintenant réunie sur le Descartes. Le capitaine Pervinguières a fait des prodiges pour installer convenablement tout le monde, et sa bonne grâce lui vaut des sympathies telles que, plus tard, personne ne voudra plus descendre à terre.

À midi et demi, arrive en rade le transport Dixie, de 6.000 tonneaux, bondé de troupes. Sans doute, l’occupation américaine de Tampico est prochaine… Un peu plus tard, deux torpilleurs filent vers le sud.


24 avril.

La vedette du Descartes, partie ce matin au port, revient en rade vers 11 heures. Pendant qu’elle descendait le fleuve, l’officier et les matelots qui la montaient ont entendu une violente canonnade, qui semblait partir de la caserne. Entre fédéraux et rebelles la bataille recommence…

Vers midi, le cuirassé Connecticut quitte son mouillage et s’en va vers le nord. Il emmène avec lui 700 ou 800 réfugiés américains. Un peu après, de nombreuses chaloupes quittent le transport Dixie pleines de soldats et vont les faire s’embarquer sur les torpilleurs. Ensuite, le Dixie, avec le croiseur Wheling, lèvent l’ancre et filent vers le sud.

Le soir, pendant que nous dînons au carré, le timonier s’approche de l’officier de quart : « Mon lieutenant, deux des torpilleurs américains, en branle-bas de combat, quittent leur mouillage et s’avancent sur la passe, tous feux masqués. — Cette fois, dit quelqu’un, c’est l’attaque : pressons le dîner ! » Dix minutes après, le timonier revient : « Les deux autres torpilleurs, en branle-bas de combat, viennent de masquer leurs feux et s’en vont dans la même direction que les premiers. Ceux-ci ont disparu. » Nous abandonnons le repas pour grimper sur le pont. Successivement, tous les torpilleurs américains se mettent en marche puis éteignent leurs feux. Nous écoutons attentivement si une canonnade, une explosion, va se faire entendre. Mais la distance est grande, aucun bruit n´arrive jusqu’à nous. Je pense au capitaine Aldrete, du Zaragoza, qui, à l’heure qu’il est, s’acquitte peut-être de son dernier devoir en barrant l’entrée du fleuve avec son bateau mort.


25 avril.

L’amiral Mayo a-t-il livré combat cette nuit, ou s’est-il contenté de préparer l’attaque ? Je saute dans la première vedette qui se dirige vers la terre.

Je retrouve tous les torpilleurs américains alignés sur deux lignes et encadrant la passe. Hier soir, ils n’ont fait que prendre leurs dispositions de combat. Je ne suis donc pas surpris, un peu plus tard, de retrouver à leur place les canonnières mexicaines.

Je retourne une fois de plus aux avant-postes, et j’ai le plaisir, au pont Iturbide, de rencontrer un aimable capitaine mexicain. Il m’apprend que des renforts sont arrivés. Je le questionne sur le combat livré hier soir aux rebelles : a-t-il été violent ?

— Non, monsieur, nous avons tiré quelques centaines de coups de canon, mais pas un seul coup de fusil !

Lorsque, quelques instants plus tard, en retournant à bord, je passe à côté du Bravo et du Zaragoza, ils tirent de leurs grosses pièces sur la campagne. Je ne vois pas les rebelles, mais les projectiles tombent dans mon champ visuel. Sur les dix ou quinze obus que je vois lancer, deux seulement éclatent.

L’après midi, plusieurs torpilleurs américains filent vers le sud…


26 avril.

Ce matin, les Américains font partir encore trois de leurs torpilleurs. Ils ne laissent donc en rade que les croiseurs Birmingham, Dolphin et Des Moines, et cinq destroyers. On est à peu près sûr, maintenant, qu’ils n’attaqueront pas la ville. Mais pourquoi ne l’ont-ils pas occupée il y a quelques jours ? On me l’apprendra plus tard, en me racontant la résistance des gens de Vera-Cruz. Les Américains ont dû envoyer là-bas d’urgence toutes les forces et il leur est devenu matériellement impossible d’occuper maintenant Tampico…

Mais leurs amis les rebelles sont là, tout près, et ce sont eux qui vont prendre la ville.

Louis Botte.