Le mouvement socialiste révolutionnaire, à peine ébauché parmi les intellectuels et qui n’a pu encore prendre racine dans les couches profondes d’une population arriérée, hier asservie, entièrement étrangère à la vie politique, était, naturellement écrasé. Ceux des propagandistes qui échappèrent au gibet, qui furent épargnés par la phtisie, en attendant, en prison leur procès pendant quatre à cinq ans, ceux, dont le système nerveux, quoique ébranlé, avait résisté à la folie, allèrent peupler les bagnes ou furent déportés dans les petites villes de Sibérie et livrés au bon plaisir de la police à la surveillance de laquelle ils étaient confiés.
D’autres encore furent dispersés dans les régions septentrionales de la Sibérie, presque désertes, où pendant une journée de route à cheval on ne rencontre pas une seule habitation, pas un être vivant, dans ce pays des Iakouts à moitié nomades, dont ils ne comprenaient pas le langage, au milieu de ces steppes immenses, ensevelis sous la neige pendant la plus grande moitié de l’année ; où la température descend au dessous de quarante degrés de froid que le thermomètre de Réaumur permet d’enregistrer ; où le jour réapparaît après une nuit de six mois ; où s’arrête la végétation… Dans la tristesse d’une telle existence, l’écho de la vie au dehors parvient à ses solitaires une ou deux fois par an, à l’arrivée du courrier officiel de Russie, qui leur apporte en même temps une lettre d’une personne chérie, quelques livres, des exemplaires arriérés des journaux.
Or, ce sort paraît enviable avec la création de la prison de Schlusselbourg spécialement aménagée pour recevoir de nouveaux condamnés politiques. Là, c’est la tombe des vivants. Dans les premiers temps, les pensionnaires de cette prison n’arrivaient point au terme de l’expiration de leur peine — la mort venant les libérer avant. Après une dizaine d’années d’application de leur macabre système, les autorités se virent forcées de reculer devant sa monstruosité. Le régime étant adouci, plusieurs personnes purent depuis sortir vivantes de cette prison. Dernièrement le bruit a couru même qu’elle serait supprimée.