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timide. Les premiers propagandistes de l’intelliguentzia aspirent à se rapprocher du peuple et pour cela ils cherchent à pénétrer cet ambiant énigmatique et mystérieux, qui jusque là leur a été fermé. Le mot d’ordre est de s’assimiler aux ouvriers dans les fabriques et aux travailleurs des champs, de peiner à leurs côtés, vivre de cette vie simple, enfin mener une existence plus équitable, celle de ces travailleurs utiles, seuls dignes d’émulation. Et alors, dans une conversation intime ou par la lecture des livres choisis et des brochures de propagande, éditées à cet effet en dehors de la sévère censure, en bons camarades ne pouvant susciter la méfiance, qu’en général toute personne de classe privilégiée inspirait au peuple ; les initier à leurs idées, leur apprendre à connaître leur idéal de fraternité de justice et de bonheur pour tous.

Au souffle de renouveau qui passait alors sur les immenses plaines mornes de la Russie, où pendant des siècles des générations avaient gémi sous le double joug du seigneur et de la bureaucratie la jeunesse des hautes écoles eut conscience de la tâche gigantesque qui lui incombait. Elle prit pour devise : aller au peuple, afin de s’acquitter de la dette contractée envers les humbles qui peinaient, lui laissant le loisir de s’instruire. Désormais, elle va renoncer à sa situation de privilégiée lui permettant d’ambitionner toutes les carrières, — et désertant les écoles, ces jeunes enthousiastes allèrent dans les villages perdus, disséminés sur ces vastes plaines de Russie, enveloppées de mystère.

Leurs aînés, au mépris d’une brillante carrière, qui s’ouvrait devant eux, abandonnaient leur situation ; les jeunes et riches héritières quittaient les manoirs et les châteaux de leurs parents pour les usines et les isbas des moujiks. C’était comme une expiation des fautes de générations précédentes, un besoin de réparer l’injustice séculaire envers une classe entière si longtemps dédaignée, voire tenue en mépris.

Ce nouvel état d’esprit, alors que les fils de famille, les nobles, renonçaient volontairement à leurs privilèges pour aller se mêler au peuple, parut inquiétant au gouvernement. Les autorités s’en émurent et commencèrent à sévir contre les propagandistes, cherchant à dénoncer ces ouvriers et ces ouvrières improvisés, les arrêtant en masse, jurant d’exterminer la « Kramola. » (État de révolte contre le gouvernement.)