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À NOS CONTRADICTEURS


Nos langues sont toutes compliquées et difficiles ; l’Esperanto, au contraire, éminemment simple et facile. On ne peut donc se baser logiquement sur l’évolution des premières pour prophétiser l’évolution de ce dernier. Les lois qui régissent le difficile et le compliqué ne sont pas, en effet, celles qui président au facile et au simple. Par conséquent, l’histoire des langues naturelles ne peut éclairer l’avenir de cette langue artificielle. Dans l’Esperanto, la naissance, la constitution, les qualités, le but, l’usage, diffèrent de ce que nous trouvons dans nos langues. Et nous croirions logique de conclure d’elles à lui !

En face d’une chose qui ne s’est pas encore vue, il est irrationnel de demander des renseignements au passé. Peut-il nous dire d’ailleurs, puisqu’il n’en offre pas d’exemple, ce qu’il adviendra d’une langue artificielle simple et logique, employée comme organe international neutre, à côté de nos idiomes, par la fraction du monde civilisé intéressée à s’en servir ? Ou il faut reconnaître avec nous que dix ans bientôt d’expérience ont fait pratiquement justice des négations théoriques, ou il faut avouer que le passé ne donne aucune lumière sur la question et ne peut fournir contre elle un argument qui vaille.

Objectera-t-on le Volapük ?… Son insuccès n’a pas tenu au rôle qu’il voulait jouer, mais bien au manque des qualités voulues. Son nom est un mystère pour les linguistes eux-mêmes, ses mots ne peuvent se retenir tant ils sont étranges, ni se prononcer tant ils sont scabreux. N’étant pas international en lui-même, ce système ne pouvait réussir.

Qu’on ne vienne pas non plus reprocher à l’Esperanto son caractère artificiel. En effet, c’est à cette condition seule que la langue internationale peut posséder la neutralité et la simplicité qui lui sont indispensables pour être jamais adoptée. C’est encore à cette seule condition qu’elle peut atteindre la triple division linguistique. D’ailleurs, si ce caractère artificiel nous gêne tant dans la langue internationale, rayons des nôters tout ce qui en est entaché. Commençons par l’alphabet, œuvre des savants, produit artificiel dont on connaît, pour certains peuples, la date et les auteurs. Biffons en français 21 000 mots sur 27 000 que compte le dictionnaire de l’Académie, car ils sont, eux aussi, de création artificielle.

Quant à la fameuse impossibilité qu’il y aurait à ce que des peuples très différents de pays et de langue se servissent de l’idiome international, elle est journellement démentie par nos propres langues. Ne sont-elles pas employées et parlées par des représentants de toutes les races du globe ? Pourquoi donc, je vous le demande, l’Esperanto seulement serait-il impraticable à ces hommes ? Pourquoi ne pourraient-ils se faire entendre dans une langue beaucoup plus simple que toutes les nôtres, et plus souple, plus sonore, plus coulante que bon nombre d’entre elles ?

Mais pourquoi ne pas prendre une de nos langues ?

Pour les trois raisons que voici : 1o les rivalités des peuples les empêcheront toujours de s’entendre sur une question aussi brûlante ; 2o la langue internationale serait ainsi forcément marquée coin d’un système linguistique beaucoup trop exclusif ; 3o toutes les langues naturelles, vivantes ou mortes (et le latin plus que certaines autres), fourmillent de trop de bizarreries, de trop d’exceptions, de trop de difficultés dans leur dictionnaire et leur grammaire, pour qu’on puisse jamais arriver à faire de l’une d’elles l’organe international qui nous est nécessaire.

Mais, dit-on, vous n’atteindrez jamais tout l’univers entier. — Tel n’est pas notre but. Et quand bien même, comme le dit Tolstoï, nous réduirions le rôle de l’Esperanto au seul monde chrétien, c’est-à-dire à l’Europe, à l’Amérique et à leurs colonies ou établissements, le résultat ne serait-il pas immense et bien digne des efforts de tous ?

Nous ne pouvons réfuter en détail ici chacune des objections présentées. Mais ce que nous venons de dire suffits du moins à faire entrevoir qu’aucune d’elles ne repose sur rien, si solide qu’elle puisse paraître.

Au fond, on n’oppose à l’Esperanto que ce singulier raisonnement (argument de la route contre tout grand progrès naissant) : Cela ne peut pas être, parce que cela n’a pas été. On avouera que c’est un peu maigre, et que nous avons bien le droit de n’en être pas convaincu.

Quand on voit un linguiste de la valeur de Max MULLER juger la langue internationale possible, quand on l’entend donner la première place à l’Esperanto sous ce rapport, il y aurait, je crois, une certaine témérité à s’inscrire en faux contre lui. Dans tous les cas, entre son opinion et celle de nos contradicteurs, nous n’hésitons par un instant.

Nous restons d’ailleurs à la disposition de tous pour rétorguer les arguments sérieux qu’ils désireraient nous opposer.