Page:L’Ermitage, volume 34, 1906.djvu/98

Cette page a été validée par deux contributeurs.

remarquables et des stupides, des célèbres et des ignorés. Un peu partout aussi, il a fait l’amour comme il a pu, c’est-à-dire pas très fort, avec des créatures également très diverses, belles amies de quelque temps ou bonnes filles d’une unique fois, et toujours en pensant aux détails à noter. Partout enfin il a vécu, un moment ou des jours. Que de fois je me suis fait attraper, aux époques de basoche, parce que j’avais mis des heures à aller à deux pas, ou une journée à faire une course de deux heures ! Et pourtant je n’étais jamais bien loin, je veux dire bien loin de l’endroit où je devais être. Seulement, au lieu de repartir tout de suite, je m’étais arrêté un peu, à jouir paresseusement du paysage, ou assis sur un banc, à repasser avec délices tout ce que me rappelait le quartier. Que de fois aussi il m’arrive de m’arrêter, en me promenant, n’ayant plus d’yeux et d’âme, soudainement, que pour mon Paris, ce qui m’en est visible comme ce qui m’en est caché, là où toute ma vie se sera déroulée ! Les larmes m’en viennent presque. Un jour je ne les verrai plus, me dis-je, toutes ces choses qui me sont si chères ! Bref, un vrai pariste, pour me servir d’un mot — mauvais — du président Hénault dans une lettre à Mademoiselle de Lespinasse. Premiers souvenirs, premières lectures, premières maîtresses, premières littératures, et le flot des gens connus et semés en route, comme c’est loin, tout cela, et si près aussi, et quel sourire à y songer, les jours de mauvaise santé ! Je vais vraiment m’amuser en les évoquant au fur et à mesure de mes promenades dans Paris. Encore des souvenirs, dira-t-on peut-être ? Un si jeune homme, pourtant ! Eh bien, et après ? Je ne suis pas encore très vieux, c’est entendu, mais la vie file si vite, et dix ans, cinq ans, un an même, c’est si considérable, quand on y pense. Je ne m’en cache pas. Souvent, déjà, il m’arrive d’être pris d’émotion à la vue de certains jeunes gens, de certaines jeunes filles, aux yeux encore clairs et ingénus. Fronts charmants, jeunesse, comme déjà je les regarde avec envie ! Dire qu’on a eu tout cela et qu’on l’a gâché, comme si c’était éternel. Et puis, je l’ai dit, je suis un grand égoïste et rien ne m’intéresse que ce qui me touche d’une façon ou d’une autre. Il me faudrait raconter ces promenades dans Paris sans rien dire des souvenirs qu’elles me rappellent, choses et gens, en toute liberté, que je préférerais ne pas écrire. Je n’en suis du reste pas réduit à cette extrémité, puisque j’écris. Je n’en tiens pas moins à donner un petit avertissement