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la Comédie-Française. Presque tous, ils ont un chemin, le même depuis des années, et qu’ils sont arrivés à faire, l’habitude aidant, sans plus rien regarder, ou les yeux insensibles. Les mains dans les poches ou les bras ballants, le nez parterre, en l’air ou dans un journal, autant de fois par jour qu’il le faut, ils vont et reviennent, un peu pantins, très automates, et c’est le lendemain comme la veille. Au point qu’il n’est pas très sûr qu’ils ne posent pas, chaque jour, les pieds aux mêmes endroits. Il peut y avoir autour d’eux de la lumière, des pierres historiques à n’en plus finir, des nuances d’atmosphère jamais les mêmes, des individus on ne peut plus spirituels, et par-dessus le tout, un ciel unique au monde, s’ils s’en doutent ils ne s’en doutent guère et paraissent plutôt ne pas s’en douter. Et pourtant, tout ce qu’on découvre, l’aspect quasi-surprenant des maisons, le paysage presque inconnu d’une rue, la couleur jusqu’alors jamais remarquée de tout un quartier, lorsqu’on sait s’arrêter, et regarder, et sentir, ne serait-ce qu’en passant ! Rien qu’une affiche, au flanc d’une vieille maison, éclatant de toute sa couleur et de ses lettres énormes, sous le soleil, après la pluie ! Ou une simple rue, vue d’une certaine façon, par exemple la rue des Saints-Pères, vue de tout à fait en bas, et d’une impériale d’omnibus ! Il n’est pas jusqu’aux boutiques qui ne soient un ravissement par leur diversité. En donnerai-je une idée, en attendant d’en parler plus longuement ? Par exemple, celle des quartiers tranquilles, éclairées modestement, propres, très peu troublées par la vente, et qui donnent envie d’entrer s’y reposer un peu, à côté des bonnes têtes qu’on y voit. Ou d’autres, comme celles des marchands de poissons du quai du Louvre. La vie mystérieuse que de vivre dans ces boutiques ! On se fait une idée de l’épicerie, de la boulangerie, de la boucherie, etc., de presque tous les commerces. Mais celui-là ! Il semble qu’on doive y avoir la sensation de vivre sous l’eau, dans une cloche marine. Toute cette eau autour de soi, enfermée dans du verre, et pleine de poissons qui s’agitent sans cesse ! C’est gris, vert, moussu, plein d’une humidité qui vous pénètre déjà du dehors. Quel changement, si l’on passe aux boutiques des quartiers chics, pleines de glaces qui multiplient leur mobilier à perte de vue, et où des gens très soignés manient des choses chères, sous les yeux de clients qui les regardent à peine ! Et il en est ainsi à l’infini, en tout et pour tout, et ce n’est jamais le même aspect,