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voici à propos de Marion Delorme un bout de feuilleton daté de 1831, date sacrée en littérature romantique, et signé de Victor Hugo :

« M. Bocage, dans Didier, tour à tour grave, lyrique, sévère et passionné, a réalisé l’idéal de l’auteur… Quant à madame Dorval, elle a développé dans le rôle de Marion toutes les qualités qui l’ont placée au rang des grandes comédiennes de ce temps ; elle a eu dans les premiers actes de la grâce charmante et de la grâce touchante… Au cinquième acte, elle est constamment pathétique, déchirante, sublime, et, ce qui est plus encore, naturelle. »

Sic transit gloria mundi. Que fait-on maintenant des drames de Victor Hugo et des acteurs de Victor Hugo ? Les uns, on les renferme soigneusement dans les cartons, sans que personne veuille dire pourquoi ; les autres, on les envoie exhaler leur dernier souffle avec leurs dernières larmes et leurs dernières colères dans quelqu’un de ces trous ignorés qui se plaisent à se faire toutes les fois qu’ils le peuvent les gouffres des talents naissants et des gloires déchues ; gémonies des grandeurs de l’art et de la renommée.

Oui, Bocage est le Buridan de Belleville, et Mélingue le joue à Paris, Mélingue qui eut tant de peine à le doubler à Paris, Mélingue qui, vêtu d’un costume de papier peint, venait dans les coulisses de la Porte-Saint-Martin attendre avec anxiété une indisposition du héros. Ô Mélingue, je ne veux certes pas vous offenser, car vous avez votre prix ; mais vous ne pouvez pas encore dire à celui que vous doublez ce que disait à don Diègue le comte de Gormas :


Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd’hui,
Et ce bras du royaume est le plus ferme appui.


Oui, je l’ai vu, le Buridan de la Tour de Nesle, de la vraie Tour de Nesle, entrer dans la taverne d’Orsini avec son vrai costume du treizième siècle, au milieu des oripeaux de fantaisie de ses camarades improvisés ; je l’ai entendu s’écrier de sa voix toujours fière, quoiqu’un peu affaiblie par les ans, et plus encore par les glorieuses fatigues : « Dix truands contre un gentilhomme ! Ah ! c’est cinq de trop ! » Et je soutiens que Bocage est Buridan, et le seul Buridan possible, non-seulement parce qu’il a créé le rôle, mais encore parce qu’il faut la voix, l’accent, l’allure de Bocage pour rendre possible la machine enfantée par l’élan effréné que prirent ensemble les imaginations de Gaillardet et d’Alexandre Dumas, cette Tour de Nesle, où tout conspire à l’invraisemblance, les personnages, le langage, et l’histoire elle-même. Bocage seul est capable de répondre à la reine, régente de France, qui lui demande s’il veut de l’or à semer par les rues, la puissance d’un roi ou la mort d’un ennemi : « Je veux tout cela, Marguerite. » Et puis : « C’était une noble tête de vieillard. » Enfin, par-dessus tout : « Ces murs, as-tu dit, étouffent les cris, éteignent les sanglots, absorbent l’agonie ! » Oh ! les romantiques ! En fuyant le style noble de Racine, n’ont-ils pas par hasard trouvé une espèce de style noble à eux ?

Mélingue ne réussit pas à passer ce pathos à tous crins. Bocage le fait aimer. Voilà la différence des deux acteurs. Et il est tellement vrai, que la vraie Tour de Nesle est à Belleville et non sur le boulevard, que Marguerite de Bourgogne, « l’enveloppe d’un ange et l’âme d’un démon », est dans madame Susanne Lagier, et non dans madame Marie Laurent. Marie Laurent, depuis qu’elle a joué Jack Sheppard, a changé de sexe : c’est un garçon ; elle ne sait plus jouer les héroïnes, les belles coupables du théâtre. Susanne Lagier, au contraire, a tout de la terrible régente, la fatale beauté, la dignité royale et l’effrayante volupté. Bocage a bien pu lui dire en l’embrassant : « Vous me rajeunissez de trente ans ! ».

Que feront devant ces représentations les directeurs de théâtre ? Recueilleront-ils le vaillant vétéran du drame moderne, l’audacieux Buridan, le fier Didier, l’Antony tant aimé, ou bien lui laisseront-ils donner sa dernière représentation, où eut lieu la dernière représentation de sa camarade, de sa Marion, de sa Marguerite de Bourgogne, et verra-t-on sur les planches mal éclairées de quelque Brives-la-Gaillarde tomber après la grande Dorval le grand Bocage ?

HECTOR DE CALLIAS.

ÉTUDES MORALES.


L’EAU-DE-VIE.


Mettez la main dans un brasier, la brûlure se guérira ; jetez votre cœur et votre esprit dans l’eau-de-vie, ils mourront sans mourir. L’eau-de-vie est le suicide qui ne tue pas. Savez-vous ce que c’est que Satan ? Satan, c’est le mal, c’est-à-dire la volonté annihilée, la lâcheté, la paresse, l’abrutissement, l’égoïsme, l’oubli, l’indifférence, la nostalgie de la mort. C’est, comme dit un proverbe que j’ai entendu dans l’Inde, l’âme noire dans un corps blanc, l’esprit carbonisé dans la matière ; et l’eau-de-vie, c’est Satan. J’ai beaucoup voyagé. Il est des pays où l’on ne boit pas de vin ; il est des peuples qui ignorent la bière ; il n’en est pas qui n’aient pas d’eau-de-vie. Les anciens, grands soldats et amants vigoureux, buvaient le vin, ce sang du soleil ; les hommes du Nord, aux temps héroïques de la chevalerie, buvaient la bière, ce suc des forêts ; de ces derniers, la Suède a gardé l’eau-de-vie de frêne et de bouleau ; l’eau-de-vie, l’eau de feu, disent les Indiens, l’eau de mort, devrait-on dire.