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quelque chef-d’œuvre de l’antique ? avait-il ouvert Winckelmann, qui a médité pour les paresseux ?

Ah ! si Voltaire était allé à Rome ! Mais il aurait mis le feu au Vatican, bien plus préoccupé d’éteindre les querelles religieuses que de donner son enthousiasme et son esprit au sentiment de l’art, qui est une religion.

ARSÈNE HOUSSAYE.

FRAGMENTS D’UN LIVRE INÉDIT.

LE VOYAGE À ROME
D’UN VOLONTAIRE DU PAPE
EN TROIS ÉTAPES.


I.

DE FRIBOURG À PONTARLIER.


Revenu de longs voyages dans l’Inde et en Afrique, je m’ennuyais à Fribourg. Connaissez-vous Fribourg ? — C’est une petite ville escarpée et riante où il y a un pont en fil de fer, un orgue fameux, quelques vilaines femmes, et des institutions démocratiques ayant le parfum moisi des jésuites qui ont déserté en 1847.

Un soir du mois de mai 1859, je m’en étais allé hors de ville, vers ce qu’on appelle la Promenade du Pré de l’Hôpital. Une tristesse profonde inondait mon âme. Ah ! les vastes solitudes de l’Inde, peuplées de cosmogonies, ah ! les montagnes de l’Atlas et les vastes rugissements de lions, comme elles envoyaient leurs ardents souvenirs dans mon esprit fatigué ! Oh ! les contes arabes ou hindous, dits sous la tente du désert ou dans les crépuscules bleus des nuits asiatiques ; oh ! cette ardente poésie orientale, comme elle brûle le sein à qui n’y vit plus !

C’est que, voyez-vous, il faut avoir traîné le sabre du légionnaire en ces pays, ou battu le bastringue des saltimbanques en leurs tempêtes, pour les connaître, ces sols luxuriants aux femmes fumantes, aux beaux tigres, aux chatoyants lions.

J’aime mieux l’Inde que l’Afrique. Il y a dans cette placidité sereine de l’atmosphère hindoue, dans ces mille bruits du silence de Bràhmâ ; dans cette tempête intime des atomes de l’être où se débat la pensée aux déserts de Dehly, quelque chose de lumineux comme un dieu vrai, de calme et beau comme un soleil levant, d’immense comme l’air des temps primitifs.

J’écoutais, en ma pensée, le souvenir qui chantait.

Oh ! la belle voix qu’a le souvenir heureux !

« Qu’est-ce que vous faites là, poëte ? me dit une voix rauque ; et une main habituée à ces interruptions de pensées vagabondes chez les poëtes pauvres, me frappa rudement sur l’épaule.

Je tressaillis.

« Je rêvais, répondis-je.

— À combien par heure ? »

Hélas ! pierre qui roule n’amasse pas mousse, dit la bêtise des nations. Étienne Eggis était revenu de l’Inde et de l’Afrique plus pauvre qu’il n’y était allé. Il donnait à Fribourg, sa ville natale, — nul n’est poëte en son pays,  — des leçons de musique à soixante centimes le cachet ; chez M. Egger, coiffeur, chez M. Pontet, capitaliste, chez M. Bertschy, tailleur, etc. Son interlocuteur le savait.

Il s’appelait, cet homme positif, Yeuni. Il vendait, pour le service du pape, des hommes, après la visite, quarante francs pièce.

« Voulez-vous partir pour Rome ? me dit-il.

— Andiamo.

— Et c’est dit ?

— C’est dit. »

Nous allâmes dormir dans la même auberge, Au Paon. Le produit de mes leçons ne me permettait pas d’avoir mon domicile.

Le lendemain matin, à cinq heures, quatre hommes et un caporal paradaient sur la place d’armes de Fribourg, en Suisse, et je prenais avec l’adjudant Yeuni la route de Pontarlier.

Au bout de quatre heures de marche, nous atteignîmes la jolie ville de Payerne, en le canton de Vaud, et nous continuâmes notre route vers Yverdon.

Nous marchions sans causer.

Mon adjudant recruteur pensait à ses quarante francs ; moi, à l’Italie, que je n’avais pas encore vue. Italiam ! Italiam !

C’était la nuit, nuit bleue, rare dans les pays suisses. Un cor de postillon chantait en les lointains. Sur les durs cailloux de la route pesait la lourde diligence.

Nous arrivâmes à Yverdon.

On alla s’étendre sur un lit de paille en une auberge à l’entrée de la ville, pour éviter les gendarmes vaudois. Mon cornac ronfla toute la nuit. Moi, je rêvai à des yeux siciliens, à de vagues sérénades aux grèves des mers amoureuses, à des coups de poignard voluptueux regardés par les étoiles. Et pourtant je venais de l’Inde.

Ce que c’est que le cœur humain !

Le lendemain matin, le vent battait le lac. On se leva, on but la sainte goutte militaire, cette atroce eau de feu, et l’on prit le chemin ardu de l’Aiguille de Beaume.

Ah ! les montagnes, ces saintes du monde physique !

Que c’est beau, la montagne !

Avez-vous, dans des matins lumineux ou dans des nuits prodigieuses, écouté les montagnes et les forêts haleter comme une poitrine humaine ? Ah ! comme alors la grande poésie des bohèmes vous arde le cerveau, comme la main brûle en serrant le bâton des aventures, baigné dans la mer des rosées de la nature voyageuse !