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Longtemps, il réfléchit aux jours de sa jeunesse, jusqu’à ce que, le feu ayant baissé, il sentît la morsure plus profonde du froid. Cette fois il y remit deux morceaux et évalua ce qui lui restait de bois. Si seulement Sit-keum-tou-ha s’était souvenue de son grand-père et en avait ramassé une grosse brassée, ses dernières heures auraient été plus longues. C’eût été facile. Mais elle avait toujours été une enfant négligente, et elle n’honorait plus ses ancêtres depuis que le Castor, petit-fils de Zing-ha, avait jeté les yeux sur elle. Bah ! qu’importait ? N’avait-il pas agi de même dans l’ardeur de son jeune âge ? Pendant un instant, il écouta le silence. Peut-être que le cœur de son fils s’amollirait et qu’il allait revenir avec les chiens chercher son vieux père, pour l’emmener avec le reste de la tribu vers le pays où couraient de nombreux caribous alourdis de graisse.

Il tendait les oreilles, son active cervelle un instant calmée. Pas un bruit, rien. Lui seul respirait au sein du grand silence. Il se sentait bien solitaire. Soudain !… Un frisson lui traversa le corps. Un son trop bien connu brisait le vide, un hurlement prolongé, et il venait de bien près. Alors, sous ses prunelles éteintes, se projeta la vision de l’élan, du vieil élan mâle, les flancs déchirés et sanglants, la crinière en désordre, les grands bois fourchus s’abaissant à ras du sol et se relevant brusquement jusqu’à la dernière minute. Il entrevit les formes grises et fuyantes de la horde, les yeux étincelants, les langues pendantes, les crocs couverts de bave. L’inexorable cercle sembla se resserrer et bientôt il n’y eut plus qu’un point noir au milieu de la neige foulée.

Un mufle froid lui poussa la joue, et à ce contact son âme rebondit dans le présent. Sa main s’élança vers le feu et en retira un tison enflammé. Provisoirement dominé par sa crainte héréditaire de l’homme, le fauve recula, en lançant vers ses pareils un appel prolongé ; ils y répondirent avidement, et le vieux fut bientôt enveloppé d’une ronde de bêtes grises à l’allure furtive, aux mâchoires écumantes. Il l’entendit se rétrécir autour de lui. Il agita frénétiquement sa torche, et les reniflements se muèrent en grognements, mais les brutes haletantes ne voulurent pas se disperser. Tantôt l’une, tantôt l’autre avançait le poitrail, puis l’arrière-train, mais aucune ne reculait. À quoi bon s’accrocher à la vie ?   songea le vieux ; et il laissa tomber dans la neige son brandon, qui grésilla et s’éteignit. La horde grogna avec inquiétude, mais sans lâcher pied. La dernière halte du vieil élan repassa devant les yeux de Koskoush, et il laissa lourdement tomber sa tête sur ses genoux. Qu’importait, après tout. N’était-ce pas la loi de la vie ?

Jack London.

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