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riture. La piste est longue et ils se pressent. Je vais partir. Est-ce bien ?

– C’est bien. Je suis une feuille de l’an passé, presque détachée de sa tige. Au premier vent qui soufflera, je vais tomber. Ma voix est devenue comme celle d’une vieille femme. Mes yeux ne montrent plus à mes pieds leur chemin, et mes pieds sont lourds, et je suis fatigué. C’est bien. 

Il pencha sa tête résignée jusqu’à ce que, ayant entendu la dernière plainte de la neige foulée, il sût que son fils était hors d’appel. Alors sa main s’allongea vivement pour tâtonner le bois. Il ne restait plus que cela entre lui et l’éternité qui s’entr’ouvrait pour l’engloutir. La mesure de sa vie avait fini par se réduire à une poignée de fagots. Un à un, ils iraient alimenter le feu, et de même, pas à pas, la mort s’approcherait de lui. Quand la dernière bûche aurait rendu sa chaleur, le gel commencerait à reprendre ses forces. D’abord ses pieds, puis ses mains, seraient saisis par la paralysie, qui gagnerait lentement des extrémités au tronc. Sa tête tomberait en avant sur ses genoux, et il serait en repos. Celait simple. Tout homme doit mourir.

Il ne se plaignait pas. C’était l’habitude, la loi de la vie, et elle était juste. Il était né tout près de la terre, tout près de la terre il avait vécu, et sa loi n’était pas une nouveauté pour lui. C’était la loi de toute chair. La Nature n’est pas tendre pour la chair. Elle ne se soucie guère de cette chose concrète qu’est l’individu. Tout son intérêt est réservé à l’espèce, à la race. Cela était la plus profonde abstraction dont fût capable l’esprit barbare de Koskoush, mais il l’avait saisie fermement et il en voyait partout la confirmation. La montée de la sève, la verte éclosion du bourgeon de saule, la chute de la feuille jaunie suffisaient à révéler toute l’histoire. À l’individu, la Nature n’avait proposé qu’une tâche. S’il ne l’accomplissait pas, il mourait. S’il l’accomplissait, il mourait tout de même. La Nature n’en avait cure. La plupart obéissaient, et, en cette affaire, ce qui vivait et survivait toujours, c’était l’obéissance même et non l’être obéissant.

La tribu de Koskoush était très ancienne. Les vieux qu’il connaissait dans son enfance avaient connu des vieux qui les avaient précédés. Il était donc vrai que la tribu vivait, qu’elle témoignait de l’obéissance de tous ses membres depuis les temps les plus reculés, de ceux dont les lieux de repos même avaient été oubliés. Ses membres ne comptaient pas ; ils n’étaient que des épisodes. Ils avaient passé comme des nuages sur un ciel d’été. Lui aussi était éphémère et devait passer. La Nature ne s’en inquiétait pas. À la vie elle proposait une seule tâche, elle imposait une loi unique. Se reproduire était la tâche de la vie, et mourir était sa loi.

Une fille était une créature belle à voir, avec sa poitrine pleine et ferme, avec l’élasticité de sa démarche et l’éclat de ses yeux. Mais sa tâche restait à accomplir. La lumière de son regard se faisait plus brillante, son pas s’allégeait encore ; avec les jeunes hommes elle se montrait tantôt hardie, tantôt timide, et leur communiquait sa propre inquiétude. Elle devenait de plus en plus agréable à regarder, jusqu’au jour où quelque chasseur, ne pouvant plus se contenir, l’emmenait dans son abri pour cuisiner et travailler pour lui, et pour être la mère de ses enfants. Et, à la venue de sa progéniture, sa beauté lui échappait. Sa démarche devenait traî-