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encore Nietzsche demande beaucoup de prudence tandis que Stirner exige de la décision. Selon Stirner, l’affranchissement de l’esprit n’a de valeur que s’il assure immédiatement l’indépendance réelle au Moi ; selon Nietzsche, la liberté de l’esprit a pour conséquence la modération dans l’action, car le travail de l’intelligence diminue les désirs, absorbe l’énergie vitale et montre l’inutilité ou le danger des modifications subites. Une révolution dans le domaine des opinions n’a pas de répercussion immédiate dans le domaine des institutions : les opinions nouvelles continuent longtemps à demeurer dans les maisons anciennes ; elles ne s’y sentent plus à leur aise, mais n’ont pas d’autre abri[1]. Tandis que Stirner nous rappelle par plus d’un trait Jean-Jacques Rousseau, Nietzsche ne peut assez s’emporter contre le rêve dangereux, la superstition, les folies passionnées et les demi-mensonges du Contrat social, qu’il rend responsable de l’esprit optimiste de la Révolution française ; c’est contre cet esprit qu’il crie : « Écrasez l’infâme. » Il se réclame de Voltaire dont il admire la nature éprise d’ordre, de mesure, de raison ; il craint qu’une révolution ne réveille les énergies sauvages et terribles qui dorment depuis longtemps, et il préfère aux sauts brusques une évolution progressive.

  1. Nietzsche, Werke, II, 342.