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dance qui pousse le créateur à dépasser à chaque instant ses créatures s’appelle chez Stirner tantôt l’instict de dissolution (Trieb nach Selbstauflösung)[1], tantôt l’instinct de jouissance (Sebstgenuss, Lebensgenuss)[2]. Au nom de cette tendance, Stirner exclut tout souci de l’objet et tout but fixe. L’homme n’a ni devoir, ni vocation ; il n’a qu’à se dépenser, à se consommer ; la vie comme la lumière brûle en se consumant.

Aux yeux de Nietzsche, au contraire, l’homme supérieur se reconnaît précisément à ce que d’une part il envisage l’intérêt général et durable et à ce que d’autre part il a une mission. Le progrès de l’humanité aura pour conséquence de proposer aux hommes des fins œcuméniques. Lui-même, Nietzsche s’impose un devoir. Il lui importe peu de savoir comment on vit, l’essentiel est de savoir pourquoi. Une ligne qui va droit à son but est à ses yeux le symbole d’une belle conduite. Il a personnellement un problème à résoudre ; c’est une tâche à laquelle il ne peut se soustraire ; elle pèse sur lui comme une fatalité. Sa vocation agit en elle-même, à son insu, et absorbe ses forces, comme l’enfant qui grandit aux dépens de sa mère[3]. Ainsi, tandis que Stirner cherche à rendre le sujet indépendant de tout objet extérieur et veut que le créateur se montre à chaque instant

  1. Der Einzige, p. 48 et p. 389.
  2. Ibid., p. 373, 376.
  3. Werke, II, p. 12.