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au tribut momentané ; il vit et agit en qualité d’individu collectif[1].

Il semble à première vue que Stirner et Nietzsche conçoivent tous deux le progrès moral de la même façon. Le sujet passe par trois phases : dans la première, il agit par intérêt personnel ; dans la deuxième, il tient compte d’autrui ; dans la troisième, grâce à une sorte de synthèse des deux conceptions primitives, il est son propre législateur. Mais, à y regarder de près, ce parallélisme apparent permet de mieux mesurer toute la distance qui sépare la doctrine de Stirner et celle de Nietzsche, car à vrai dire les deux philosophes cherchent le progrès moral dans une direction opposée. Selon Stirner, l’homme vraiment libre se reconnaît à deux signes : d’une part il ne dépend plus d’autrui, et d’autre part il se modifie sans cesse. Ces deux conditions s’impliquent, d’ailleurs, car, si l’égoïste involontaire se sacrifie à autrui, c’est parce qu’il croit se transformer et se dépasser en se fuyant lui-même. Si tu es lié à ton passé, si tu es forcé de répéter aujourd’hui ce que tu as dit hier, si tu ne peux pas te rajeunir à chaque instant, tu te sens enchaîné comme un esclave et figé comme la mort. C’est pourquoi tu cherches sans cesse à atteindre la fraîche minute de l’avenir qui te délivre du présent. Le créateur qui est en toi ne veut pas se laisser immobiliser par la créature éphémère. Cette ten-

  1. Nietzsche, Werke, II, 95.