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taine mesure l’état ancien comme la comparaison du sanskrit, du grec ancien, du latin, etc., permet de restituer l’indo-européen. Et, chose remarquable, le passage du babylonien au néo-babylonien qu’on suit à travers la succession des textes est à plusieurs égards parallèle à celui qu’on observe de l’arabe classique aux parlers arabes modernes. Les langues sémitiques dont l’évolution a été relativement rapide comme l’hébreo-phénicien ou l’araméen, montrent, dès une date antérieure à l’époque chrétienne, un état d’altération de l’état sémitique commun analogue à l’altération qu’a subie l’arabe entre le viie siècle après J.-C. et l’époque moderne.

Voici un exemple de ces développements parallèles qui est à la fois simple et saisissant. Le trait caractéristique de la grammaire de l’indo-européen commun consiste en ceci que les relations soutenues par les mots dans la phrase sont exprimées par la forme même de ces mots ; chaque mot a autant de formes qu’il joue de rôles distincts dans la phrase. Par exemple l’indo-européen exprimait par une forme spéciale du nom du « père » le fait que ce nom sert de complément à un autre nom quand il dit domus patris ou patris domus — les deux ordres étant possibles — le latin ancien conserve exactement un état de choses indo-européen ; or, ceci se dit en français la maison du père, en anglais the house of the father, en persan mân i pidar. Ces expressions se distinguent de l’expression indo-européenne par deux traits essentiels : d’une part, l’ordre des mots y est fixe, au lieu d’être libre, et, par là même, il est un moyen d’indiquer que le second nom est le complément du premier ; de l’autre, la forme du nom du « père » employée comme complément d’un nom est la même que celle qui est employée pour dire « le père est venu » ou « j’ai vu mon père » ou « je l’ai demandé à mon père », alors que, dans ces trois cas, le latin aurait employé trois autres formes : pater, patrem, patri. Mais, dans les trois langues en question, le rapport qui n’est pas exprimé par la forme du nom l’est par un mot accessoire, en même temps que par l’ordre des mots : de en français, of en anglais, i en persan ; ces trois mots n’ont rien de commun entre eux ; le de français a une autre origine et un autre aspect que l’of anglais, et l’i persan a même une origine historique d’une espèce tout autre que de et of. Du reste l’anglais dit communément the father’s house, où s se comporte comme un mot accessoire, tout en ayant une origine autre