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chrétienne qu’a pu se développer l’idéalisme qui fait de la nature intime du sujet le principe de développement de toute réalité[1].

De plus, et c’est un second aspect de la révolution mentale due au christianisme, le cosmos des Grecs est un monde pour ainsi dire sans histoire, un ordre éternel, où le temps n’a aucune efficace, soit qu’il laisse l’ordre toujours identique à lui-même, soit qu’il engendre une suite d’événements qui revient toujours au même point, selon des changements cycliques qui se répètent indéfiniment. L’histoire même de l’humanité n’est-elle pas, pour un Aristote, un retour perpétuel des mêmes civilisations ? L’idée inverse qu’il y a dans la réalité des changements radicaux, des initiatives absolues, des inventions véritables, en un mot une histoire et un progrès au sens général du terme, une pareille idée a été impossible avant que le christianisme ne vienne bouleverser le cosmos des Hellènes : un monde créé de rien, une destinée que l’homme n’a pas à accepter du dehors, mais qu’il se fait lui-même par son obéissance ou sa désobéissance à la loi divine, une nouvelle et imprévisible initiative divine pour sauver les hommes du péché, le rachat obtenu, par la souffrance de l’Homme-Dieu, voilà une image de l’univers dramatique, où tout est crise et revirement, où l’on chercherait vainement un destin, cette raison qui contient toutes les causes, où la nature s’efface, où tout dépend de l’histoire intime et spirituelle de l’homme et de ses rapports avec Dieu. L’homme voit devant lui un avenir possible dont il sera l’auteur ; il est délivré pour la première fois du mélancolique sunt eadem omnia semper de Lucrèce, du Destin stoïcien, de l’éternel schème géométrique où Platon et Aristote enfermaient la réalité[2]. C’est ce trait capital qui a frappé les premiers païens qui se sont occupés sérieusement des Chrétiens. Que reproche Celse aux chrétiens dans le Discours vrai qu’il a composé contre eux vers la fin du iie siècle ? c’est d’admettre un Dieu qui n’est pas immuable, puisqu’il prend des initiatives et des décisions nouvelles au gré des circonstances, qui n’est pas impassible, puisqu’il est touché par la pitié ; c’est d’admettre une sorte de mythologie, celle du Christ, « dont les récits ne reçoivent pas d’in-

  1. Par exemple Hegel, Philosophie de l’Histoire, section III, chap. ii, édition Reclam, p. 413.
  2. Cf. L. Laberthonnière, Le Réalisme chrétien et l’idéalisme grec, 1904, chap. ii et iii.