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conseils, dans sa direction de conscience, c’est toujours le même refrain : quelle raison de se plaindre, de craindre, de se troubler dans un monde où tout événement arrive à sa place et à son heure ?

Au moment où le philosophe prêchait à Rome le rationalisme, Jésus enseignait en Galilée à des gens sans instruction, ignorant tout des sciences grecques et de leur conception du monde, plus aptes à saisir les paraboles et les images que les raisonnements d’une dialectique serrée ; dans cet enseignement, le monde, la nature et la société n’interviennent pas comme des réalités pénétrées de raison et se pliant docilement à la compréhension du philosophe, mais comme d’inépuisables réservoirs d’images pleines de signification spirituelle, le lys des champs, le fils prodigue, la ménagère à la recherche, de sa drachme perdue, et tant d’autres dont la fraîcheur et le caractère populaire font contraste avec les fleurs attendues et les précieuses élégances des diatribes. Lui aussi, il apprend comment on atteindra le bonheur ; mais ce n’est pas par une sorte d’héroïsme de la volonté qui fait considérer tous les événements extérieurs comme indifférents ; la pauvreté, les chagrins, les injures, les injustices, les persécutions, ce sont là des maux véritables, mais des maux qui, grâce à la prédilection de Dieu pour les humbles et les déshérités, nous ouvrent le royaume des cieux. La souffrance et l’attente, une sorte de joie dans la souffrance, qui vient de l’attente du bonheur, quel état différent chez le disciple du Christ, de cette sérénité du sage qui, à chaque moment, voit, accomplie, sa destinée tout entière !

Or, à propos de cet enseignement du Christ, qui s’oppose avec évidence à l’hellénisme par l’absence totale de vues théoriques et raisonnées sur l’univers et sur Dieu, l’historien de la philosophie doit se poser un problème qui n’est d’ailleurs qu’un aspect d’un problème plus général concernant l’histoire de la civilisation : quelle est au juste l’importance, dans l’histoire des spéculations philosophiques, du fait que la civilisation occidentale à partir de Constantin, est devenue une civilisation chrétienne ? On connaît toute la gamme des réponses qui ont été faites à cette question : elle est nulle, disent certains, et cela peut se dire avec deux intentions différentes, soit pour sauver la pureté du christianisme évangélique qui ne contient rien que le devoir d’amour et de charité et le salut par le Christ, soit pour garantir l’indépendance et l’au-