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que l’individu, l’être particulier n’est pas seulement une illusion, mais que son origine est illégitime, que sa naissance même est un péché, et envisage son apparition à la vie comme τόλμα, comme une insubordination impie. Partant de ce point de vue, la sagesse considère que son but consiste à débarrasser l’être de cet intrus audacieux et de le faire rentrer dans ce monde idéal d’où il s’était évadé, de son propre chef. Telle fut toujours l’unique tâche que s’imposa la sagesse : dompter et réduire l’homme indocile.

Il se trouve ainsi que la sagesse n’est qu’une des appellations de la morale. La sagesse exige et ordonne tout comme la morale. La sagesse est aussi autonome et se suffit tout autant à soi-même, que la morale. Son but suprême est de métamorphoser, de transfigurer l’univers et l’homme. Mais elle est incapable de disposer de l’univers ; l’homme, lui, est plus maniable. On peut obliger l’homme à obéir. On peut le convaincre, par les menaces et les promesses, que la vertu la plus haute est l’humilité, que toute insubordination est une τόλμα impie, que l’existence indépendante est un crime et un péché, qu’il doit songer non pas à lui-même, mais au « tout », aimer non pas l’étoile du matin et du soir, mais la modération et appeler la raison divine, lors même qu’on tue ses fils, qu’on déshonore ses filles, qu’on détruit sa patrie. Pendant ce temps-là cette divine raison qui vantait sa toute-puissance, se contente d’expliquer que c’est seulement homme extérieur qui souffre en ce cas, que ce n’est que lui qui clame Mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné ? Et quand réellement, ou en imagination seulement, la raison parvient avec l’aide de la morale à faire taire « l’homme particulier », c’est là alors que le philosophe atteint enfin son but suprême l’ontologie, la doctrine de ce qui est véritablement, se transforme en éthique, et le sage devient le maître absolu de l’univers.


VI


Par son génie, Plotin réussit à concilier et à faire revivre tout ce que l’esprit grec avait produit de meilleur dans le domaine de la pensée au cours de dix siècles. Plotin ne recula devant aucune des énigmes les plus ardues et les plus angoissantes de l’être. Lorsqu’on lit ses Ennéades, ces pages tracées hâtivement, mais inspirées et que jamais lui-même ne relisait, il semble que la raison sur laquelle