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l’attire est le bien, si ce qui le repousse est le mal ; car c’est à cette condition seulement qu’elle pourra lui promettre la grande charte des pauvres libertés terrestres, proclamée par la sagesse antique et confirmée à nouveau par Plotin : « ὀρθῶς λέγεται, οὐδέν κακόν τῶ ἀγαθῶ, οὐ δ᾽ἆυ φαύλω ἀγαθόν (III, 2, 6). « Il est exact de dire qu’il ne peut arriver rien de mauvais au juste, et qu’il ne peut arriver rien de bon au méchant ». Nous savons déjà que c’était considéré comme indiscutable : les hommes peuvent vaincre le maudit hasard qui règne dans l’univers abandonné par les dieux, à condition que tous les κατά πάθος soient rejetés et que le dernier mot appartienne au λόγος d’après la décision duquel toute chose se métamorphose en bien. Nous nous rappelons aussi que le commencement de la philosophie est la conscience de notre impuissance, et comment Épictète inventa sa baguette magique. Les Stoïciens ne cessaient de répéter : si vis tibi omnia subjicere, te subjice rationi. Nihil accidere bono viro mali potest… est enim omnibus externis potentor. Plotin s’assimila complètement la sagesse des Stoïciens, mais lui conféra un charme extraordinaire et, dirait-on, une profondeur nouvelle : en cela se manifesta l’affinité de son génie avec celui de Platon. Tandis que même Épictète et Marc-Aurèle nous font souvent l’effet de secs moralistes et de prédicateurs, la voix de Plotin résonne comme celle d’un philosophe inspiré. Lui aussi, naturellement, parle sur un ton impératif « γενέσθω δὴ πρῶτον θεοειδὴς πᾶς, καί καλὸς πᾶς, σἰ μέλλει θεάσασθαι θεὸν τε καὶ καλόν (I, 6, 9). « Celui qui veut contempler Dieu et le beau, doit au préalable devenir semblable à Dieu et au beau ». Mais nous avons le sentiment que son impératif est pour ainsi dire relié par des liens invisibles au mystère dernier de l’univers. En réalité Plotin est bien plus proche du stoïcisme qu’il ne le paraît. Sous son affirmation que les vertus sont plus belles que les étoiles célestes, de même que sous les paroles que je viens de citer se dissimule cette même conscience fatale de notre impuissance qui poursuivait déjà Socrate et qu’avoua franchement Épictète. Ce sentiment qu’inspire à l’homme la raison qui avait découvert dans le monde la γένεσισ et la φθορὰ, oblige Plotin à placer le monde moral au-dessus du monde réel, à remplacer l’ontologie par l’éthique. Il considère κατὰ πάθος comme le péché originel : ἀρχὴ μὲν οὐν αὐταῖς (ταῖς ψυχαῖς) τοῦ κακκοῦ ἡ τολμα, καί ἡ γένεσις, καί ἡ πρώτη ἑτερότης, καί τό, βουληθῆναι δὲ ἐαυτῶν εἶναι (V. 1, 1). « Le commencement du mal est la