Page:Lévy-Bruhl - Revue philosophique de la France et de l’étranger, 103.djvu/56

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui ordonne de reconnaître comme meilleur. Et le bien suprême, « summum bonum », ce qui est le but de εὒ ζῆν, est non pas ἡδονή — car ἡδονή n’est pas soumis à la raison, de même que ce monde visible auquel appartient ἡδονή – mais la faculté de juger que ἡδονή est τὸ ἀγαθόν.

Pour mieux faire comprendre ce que signifie cette opposition entre τὸ κρῖνον κατὰ πὰθος, je citerai ces paroles de Plotin (I, 6, 4) « combien beau est le visage de la justice et de la modération (σωφροσύνης) – plus beau que Vesper et Lucifer ! » (Il répète la même chose, mais avec plus de force encore dans VI, 6, 6, à la fin.) La raison décide, de son propre pouvoir, que la justice et la modération sont plus belles que l’étoile du matin et du soir ; et comme elle ne cédera ses droits à personne, ainsi que nous venons de le voir, cela sera toujours ainsi, et l’homme n’a plus qu’à se soumettre, quoique, κατά πάθος, il puisse trouver que l’étoile du matin et du soir est beaucoup plus belle que ces vertus bien terrestres, la justice et la modération. L’homme doit se soumettre et obéir. N’est-il pas permis cependant de se demander si la raison en ce cas n’a pas outrepassé ses droits ? Elle est maîtresse de la justice et de la modération, car elle les a créées. Mais quant à l’étoile du matin et du soir, ce n’est pas elle qui l’a créée ! A-t-elle le droit de disposer en maîtresse et de juger là où elle s’avère impuissante ?

La philosophie antique sentait très bien toute l’importance de cette question, et Plotin plus encore que quiconque. C’est justement pour cela qu’il donne une forme aussi catégorique à son affirmation. En ce cas le ton catégorique est un signe indéniable que les doutes persistent encore. Aristote aurait certainement préféré éviter cette question, de même qu’il préfère ne pas trop insister sur le taureau de Phalaris. En effet les souverains droits de la raison ne peuvent être considérés comme garantis que lorsque tous les κατά πάθος lui seront entièrement livrés. Le taureau de Phalaris, κατά πάθος, est épouvantable ; κατά πάθος l’homme, même le plus vertueux, peut prendre plaisir à regarder l’étoile du matin. Mais la philosophie exige de lui qu’avant d’éprouver une peur ou une joie, il se tourne vers la raison, « ὂτι κρίνει ἃ ἀνακρίνει, καί ὂτι τοῖς ἐν ἑαυτῶ κανόσιν, οὓς παρὰ τοῦ νοῦ ἔχει » (V. 3, 4)[1] et se renseigne auprès d’elle si ce qui

  1. « Qui juge de ce dont elle juge selon les règles qui sont en elle et qu’elle a reçues de l’intelligence. »