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ne peut dépendre du hasard ; il est autonome, c’est-à-dire qu’il ne doit rien à personne, crée tout lui-même et ne fait que donner. Comment donc Aristote pouvait-il affirmer qu’une existence heureuse ne dépendait pas exclusivement du Bien et qu’un homme vertueux pouvait craindre le taureau de Phalaris ? On voit qu’Aristote s’est un peu trop hâté de juger : on ne peut dire de ceux qui acceptaient le taureau de Phalaris « οὐδὲν λέγουσιν ». Leurs paroles avaient une signification très profonde. C’est précisément ainsi qu’on doit poser le problème éthique ; l’éthique n’existe pas tant que l’homme vertueux se voit obligé de trembler devant les horreurs de l’existence ou d’attendre, tel un mendiant, les biens terrestres que lui octroiera la fortune aveugle. L’éthique commence précisément par enseigner aux hommes à voir le néant de tous les biens terrestres, de ce qui est considéré ordinairement comme bon ou mauvais. La couronne royale, la gloire d’Alexandre, les richesses de Crésus, une belle journée d’été, un buisson de lilas odorants, le soleil levant, tout cela n’est rien, et n’a pas plus de valeur que toutes les autres choses quae in nostra potestate non sunt, « τὰ οὐκ ἔφ ἡμῖν. » D’autre part, les malheurs, quels qu’ils soient, ne nous concernent pas. La maladie, la misère, la difformité, la ruine de la patrie, la mort, ne peuvent troubler le sage. Summum bonum est par delà le bon et le mauvais. Il doit être formulé dans les termes du Bien et du Mal ; c’est dire qu’il consiste en ce qui dépend non pas de la nature, non pas de ces dieux qui sont morts, mais de l’homme lui-même. La philosophie antique créa la dialectique, experte à découvrir sous ce qui a λέγεσις et est condamné à la φθορά, sous ce qui apparaît et disparaît, ce qui n’a jamais commencé et, par conséquent, ne finira jamais. C’est elle aussi qui inventa le κάταρσις, dernier mot de la sagesse grecque, ces exercices spirituels qui transfigurent non plus l’univers, mais l’homme lui-même, en l’élevant à la conscience du but suprême de l’être raisonnable : savoir renoncer à sa propre existence, à sa personnalité telle qu’il la ressent directement et se transformer en l’être en général, en l’être idéal. Tant que cela n’est pas fait, tant que l’homme vivant n’a pas rompu les liens qui le rattachent au monde visible, la raison ne se libérera pas de l’insupportable sentiment d’impuissance qu’elle éprouve vis-à-vis de la nécessité, et le philosophe, pas plus que les mortels ordinaires, ne pourra s’emparer de la baguette de Mercure.