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lorsque les objections l’ennuyaient trop, il déclarait (Mét. 1000 ab) ignorer quand on peut et quand on ne peut pas exiger de preuves est un signe de mauvaise éducation (« ἀπαιδευσία »). Je pense que si l’on refusait à Aristote le droit d’argumenter de la sorte, l’unité et le caractère si achevé de sa philosophie, ainsi que sa force de persuasion s’en ressentiraient beaucoup : par exemple, si on admet qu’il est impossible d’éviter le taureau de Phalaris lorsqu’on construit une éthique ; ou bien qu’on ne peut écarter d’un mot dédaigneux les doutes d’Héraclite au sujet des droits souverains du principe de contradiction lorsqu’on construit une théorie de la connaissance ; si encore l’on admet que l’idée de milieu, chère à Aristote et qu’il adresse autour de l’univers, telle une muraille de Chine, n’est pas du tout aussi belle et tentante que le croit Aristote.

Mais comment se débarrasser du taureau de Phalaris et de tous les obstacles qui se dressent sur la route du philosophe, si vous vous décidez à renoncer aux injures et ne voulez pas opposer l’indignation morale à ceux qui se souviennent trop souvent de ces sortes de choses ? L’indignation ne suffira même pas pour « réprimer » ces questions, pour y « répondre », il faut se résoudre à accepter ce qu’avaient admis Socrate et, avec lui, tous les philosophes antiques, y compris Épicure. Il faut admettre que la morale nous octroie summum bonum, qu’elle est la source de vie, que c’est auprès d’elle, auprès d’elle seulement que l’homme trouve le suprême refuge.

Telle est la portée de l’affirmation de Socrate, lorsqu’il dit que le méchant ne peut faire aucun tort à l’homme de bien. Celui qui a pénétré les mystères de la vertu révélés par la sagesse, n’a rien à craindre d’Anytus et de Mélitus, ni des juges athéniens, ni du plus farouche tyran. Personne n’a de prise sur l’homme vertueux. Et selon la volonté de Socrate, la morale dont découlent toutes les vertus, devint un principe créateur. Grâce à elle, les philosophes antiques obtinrent ce summum bonum qu’ils n’avaient pu trouver dans l’univers abandonné par les dieux défunts. Dans l’univers créé par les dieux, le bien et le mal se répartissaient indifféremment, sans ordre, entre les pieux et les impies. L’homme qui accordait de l’importance à ce « bien » et à ce « mal » dont l’univers des dieux était si riche, se trouvait esclave du hasard ; et cela paraissait affreux, même à Épicure ; Socrate, Platon, les Stoïciens et plus tard les Néo-platoniciens en souffraient encore davantage. Le « Bien »