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plus irrésistible, plus triomphante que celle de la science. Rien ne pourra entraver sa marche victorieuse. Il se trouve que ses buts légitimes embrassent tout absolument. Si on la pense en son achèvement idéal, elle apparaît comme la raison elle-même qui n’admet nulle autre autorité à côté ou au-dessus de soi. » Faut-il encore ajouter quelque chose à ces paroles ? Les écrits de Husserl ne nous donnent-ils le droit de le considérer comme un « modeste » spécialiste ? Hering peut-il affirmer que Husserl est tout disposé à vivre en paix avec la sagesse et que, par conséquent, j’ai trahi la pensée du créateur de la phénoménologie ?


II


En un certain sens cependant, Hering avait raison d’intituler son article Sub specie aeternitatis ; il avait même le droit de recourir à l’autorité des Écritures. Il y a un certain lien entre la phénoménologie et cette sagesse qu’elle repousse. Il arrive un moment où la phénoménologie perd confiance en soi-même et en ses évidences et recourt à la sagesse dont elle recherche la bénédiction. Tant que nous n’avions affaire qu’aux ouvrages de Husserl, ce lien demeurait caché, mais il apparut à nos yeux aussitôt que ses élèves intervinrent. Pourquoi donc les élèves renient-ils la pensée de leur maître ? Pourquoi, tandis que le maître disait : Schrankenlogigkeit der Vernunft[1], les élèves, eux, ne prétendent-ils être que de modestes spécialistes et se réfugient-ils sous l’égide du sub specie aeternitatis ?

Il me semble que nous touchons ici à un problème fondamental et que si nous parvenons à projeter sur lui quelque lumière, nous trouverons une réponse à toutes les objections présentées par Hering.

« Sub specie aeternitatis », comme on le sait, est le thème fondamental du spinozisme. « De natura rationis est res sub quadam aeternitatis specie percipere » (Eth. II, XLIV, cor. II). Et encore : « Quicquid mens, ducente ratione, concipit, id omne sub eadem æternitatis seu necessitatis specie concipit. » Maintes fois encore, aussi bien dans l’Éthique que dans ses autres ouvrages, il développe longuement cette même pensée. La conclusion de la cinquième partie de l’Éthique est une véritable symphonie sur le thème « sub specie aeternitatis » Mens nostra quatenus se et corpus sub aeternitatis specie cognoscit,

  1. Les droits illimités de la raison.