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que l’on compare les fameux passages du traité Sur la Trinité rappelés à Descartes par ses contradicteurs, où il est parlé de la science interne par laquelle nous savons que nous sommes et que nous vivons, aux passages de Plotin sur les hypostases qui se connaissent elles-mêmes[1] ; on verra combien cette connaissance de soi a un sens différent chez les deux auteurs ; chez saint Augustin, elle est une connaissance qui échappe à toutes les raisons de douter apportées par les Académiciens ; elle est la connaissance d’un fait, d’une existence, non d’une essence. Chez Plotin elle est bien différente ; elle est la connaissance de l’essence intelligible’ des choses, identique à l’essence de l’intelligence ; se connaître, c’est connaître l’univers ; il s’agit non pas de se sentir vivre et exister, mais de connaître des réalités. Comme la connaissance de soi, la manière dont saint Augustin comprend la connaissance intellectuelle le distingue beaucoup de Plotin : le trait qui frappé saint Augustin, ce n’est point quelque propriété intrinsèque des choses intelligibles, c’est l’indépendance des vérités que nous concevons par rapport aux esprits individuels ; « tous ceux qui raisonnent, chacun avec leur raison et leur esprit, voient donc en commun la même chose, par exemple la raison et la vérité du nombre[2]. » Tel est le caractère purement extérieur qui démontre pour lui l’existence d’une réalité intelligible ; encore ici, il s’agit de la disposition du sujet à l’égard des choses, non des choses mêmes.

C’est encore une forme du rationalisme hellénique que saint Augustin combat chez l’hérétique Pélage qui affirmait, avec les stoïciens, que nos fautes comme nos mérites dépendent entièrement de nous. « Si le péché d’Adam, disait-il, nuit même à ceux qui ne pèchent pas, la justice du Christ devrait servir même à ceux qui ne croient pas. » Il ajoutait : « On ne peut accorder d’aucune manière que Dieu, qui nous remet nos propres péchés, nous impute ceux d’autrui[3]. » L’erreur importante pour saint Augustin est que cette thèse rend inutiles la prière et, avec elle, toute vie religieuse ; elle nous écarte de Dieu en nous faisant chercher en notre volonté quel bien est nôtre, et quel bien ne vient pas de Dieu ; en faisant Dieu auteur de notre volonté, et en ajoutant que c’est nous-même

  1. De la Trinité, X, 13, et XV, 21 et Ennéades, V, 3 début.
  2. Du libre arbitre, II, chap. vii.
  3. D’après saint Augustin, À Marcellin, III, 2.