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que la connaissance réfléchie d’un ordre rationnel). Ainsi le gnosticisme qui aboutit d’une part à des contes bleus où il s’agit d’introduire toutes les formes religieuses qui hantent le cerveau d’un oriental, d’autre part à des pratiques superstitieuses dont les monuments se découvrent dans toute l’étendue de l’empire romain, n’a qu’une relation indirecte avec l’histoire de la philosophie.

La conscience de la réalité du mal, comme naissant d’une puissance volontaire radicalement mauvaise, est la substance du gnosticisme ; elle est aussi celle du mouvement d’idées qui, né au me siècle de l’initiative du perse Mâni (205-274) et connu sous le nom de manichéisme, s’est propagé dans tout l’empire et qu’on retrouve sous diverses formes dans plusieurs hérésies du moyen âge. Mâni introduit le dualisme perse de la puissance bonne et de la puissance mauvaise, d’Ormuzd et d’Ahriman, dualisme assez différent de celui des gnostiques qui restent malgré tout monothéistes et où la puissance créatrice reste inférieure et subordonnée à la réalité suprême. Chez Mâni, il s’agit de deux puissances créatrices qui luttent ensemble, le Bon opposant une création nouvelle à chaque création du mauvais, jusqu’à la destruction complète de son œuvre. De là le drame du monde[1] : le Dieu bon qui avait d’abord créé cinq puissances ou demeures, Nous, Ennoia, Phronesis, Enthymésis, Logismos (ces cinq demeures sont, on le voit, cinq aspects de la pensée divine) laisse ces puissances sans rapport avec le monde, parce qu’elles sont « faites pour la tranquillité et pour la paix » ; il produit de lui-même d’autres puissances au fur et à mesure des besoins, pour lutter contre le mal, la Mère des Vivants qui évoque à son tour le Premier Homme, l’Ami des Lumières et l’Esprit vivant, le Messager qui évoque douze Vertus, enfin Jésus, qui sont toutes destinées à entrer en rapport avec la puissance des ténèbres. Cette dualité entre deux sortes de puissances, l’une correspondant au Verbe ou à l’Intelligence des philosophes grecs, l’autre à un drame religieux où tout parle à l’imagination, est des plus instructives ; le Logos ou Intelligence qui soutient l’ordre éternel des choses ne suffit plus à expliquer un ordre que l’on veut temporaire parce qu’on le considère comme résultant d’une crise anormale. Chez les manichéens, la création du monde sensible n’est pas, comme chez

  1. D’après le Livre des Scholies de Théodore bar Khôni, évêque de la fin du vie, analysé par Cumont, Recherches sur le Manichéisme, I, 1908.