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cette ignorance de leurs propres fautes, cette inconscience dans le péché qui rendent indispensable la tâche du prédicateur ; douceur envers ces ignorants, pardon fraternel de l’injustice, insouciance du jugement d’autrui, telle est l’attitude que le philosophe et l’apôtre ont en commun devant le siècle.

Tous ces traits communs viennent des conditions analogues dans lesquelles se fait la prédication ; ils répondent à un même besoin ; passionnément senti, de conversion intérieure. Il ne s’agit ni d’influer par la parole à la manière des sophistes, ni de faire connaître un dogme ; la théologie paulinienne est aussi peu précise que le dogme stoïcien chez Épictète ; ce qui importe à saint Paul, n’est pas de découvrir la nature de Dieu, mais de sauver l’homme, et c’est pourquoi le Christ qui exprime tous les rapports de Dieu avec l’homme est au centre de sa pensée. De la même manière, peu importe à Épictète la question de la substance de Dieu ; ce qui est au premier plan, c’est la filiation divine de l’homme, exprimée avec une nuance de tendresse inconnue de l’ancien stoïcisme, d’où résulte la fraternité de tous les hommes ; Marc-Aurèle, comme Épictète, les désigne par le prochain. Cette filiation, il la symbolise dans le personnage d’Hercule fils de Zeus, le sauveur qui abandonne les siens et parcourt tous les pays pour répandre la justice et la vertu[1].

Reste, bien entendu, le trait fondamental du christianisme, absent chez Épictète, qui n’a pas connu, comme le dit Pascal, la misère de l’homme et qui fait de l’homme son propre sauveur ; chez saint Paul, le pécheur qui connaît le bien ne peut le faire à cause de la puissance du péché, contrebalancée seulement par la grâce du Christ. Il ne s’agit plus comme dans le stoïcisme, comme dans le philonisme même, de ces puissances mi-abstraites, qui assistent l’homme. Verbe divin, ou démon intérieur, mais d’un personnage historique dont la mort a sauvé l’humanité, par une action d’une efficacité tout à fait mystérieuse et tout à fait différente de celle du sage païen, qui simplement enseigne ou se donne comme modèle.

  1. Dissertations, I, 22, 14 ; II, 12, 7 ; Manuel, 33.