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(chez les cyniques ou les cyrénaïques) des parures inutiles dues à l’orgueil humain.

Ainsi il y a, dans les premiers siècles de notre ère, un régime mental commun à tous : le fond en est le sentiment d’une coupure entre l’éducation moyenne, universellement accessible, et la vie religieuse, que l’on n’atteint que par des méthodes fort différentes de l’exercice normal de la raison, qu’il s’agisse de l’éducation morale du stoïcien, de l’intuition plotinienne ou de la foi chrétienne en la révélation.

De ce régime, le christianisme n’est nullement l’auteur ; il l’accepte comme un état de fait ; nous verrons aussi, au cours de cette histoire, qu’il n’a jamais réagi contre lui, et que la révolution intellectuelle qui y a mis fin, au moment de la Renaissance occidentale, provient d’une inspiration tout autre que l’inspiration chrétienne. Il n’y a pas en tout cas, pendant ces cinq premiers siècles de notre ère, de philosophie chrétienne propre, impliquant une table des valeurs intellectuelles foncièrement originale et différente de celle des penseurs du paganisme.

Reste à voir jusqu’à quel point l’on peut dire que le christianisme a rénové notre vision de l’univers. Il serait dangereux de confondre ici le christianisme même avec l’interprétation qu’on en donne après beaucoup de siècles écoulés. Le christianisme, à ses débuts, n’est pas du tout spéculatif ; il est un effort d’entr’aide à la fois spirituelle et matérielle dans les communautés. Mais, d’abord cette vie spirituelle n’est pas du tout particulière au christianisme ; le besoin de vie intérieure, de recueillement est ressenti dans tout le monde grec bien avant le triomphe du christianisme ; la conscience du péché et de la faute s’exprime en des formules populaires chez les historiens ou les poètes[1] ; la pratique de l’examen de conscience, celle des consultations spirituelles qui sont de véritables confessions sont fréquentes au début de notre ère. De plus, il s’en faut bien que cette pratique et cette vie spirituelles aient changé quoi que ce soit à l’image de l’univers qui résultait de la science et de la philosophie grecques : monde unique et limité, géocentrisme, opposition de la terre et du ciel, tout cela persistera jusqu’à l’époque de la Renaissance ; au cosmos grec se juxtapose la vie spirituelle

  1. Polybe, Histoires, XVIII, 43, 13.