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ment de ceux-là. Aucun lien historique assignable ne les rattache aux générations qui ont précédé l’actuelle. Ils appartiennent à la période « extratemporelle », au « temps où il n’y avait pas encore de temps ». Ils y ont « créé », « produit » ce qui existe aujourd’hui, et chacun, en particulier, y a donné naissance au groupe humain dont il est l’ancêtre. L’a-t-il engendré, au sens physiologique que nous donnons à ce mot ? Pour la pensée mythique, la question ne se pose pas en ces termes. Indifférente, à son ordinaire, au mécanisme de l’enchaînement des causes et des effets, elle réserve son attention à ce qu’elle appelle « création » » ou « métamorphose ».

Ces ancêtres mythiques n’étaient pas soumis aux conditions de l’existence humaine. Éternels incréés, ils n’ont pas eu besoin de naître, et ne connaissent pas la mort. « Au commencement (c’est-à-dire dans la période mythique), est-il dit dans un mythe des Aranda, vivait à Ankota un homme qui était sorti de terre sans avoir ni père ni mère[1]. » Leur action s’exerce hors du temps, et par conséquent elle n’a pas de fin. Leur présence, quand ils se sont transformés, par exemple en arbres, en rochers, etc., se lit à livre ouvert au seul aspect de la configuration du sol. Ils ne reçoivent ni offrandes, ni sacrifices. Mais les cérémonies, qui le plus souvent sont des mythes mis en action et représentés sous forme dramatique, sont célébrées à leur intention. Elles tendent à réaliser une participation, une communion intime avec eux. Elles équivalent ainsi à un culte, sous une forme, il est vrai, à laquelle nous ne sommes pas accoutumés, et qui ne s’adresse pas à ce que nous appelons des divinités.

Spencer et Gillen ont remarqué que, chez les Arunta et les Loritja, le culte des ancêtres, au sens ordinaire du mot, est inconnu. On peut en dire autant, en général, des tribus australiennes et papoues dont il est question ici. Inversement, là où ce culte a pris un développement important, les ancêtres mythiques ou totémiques, si l’on en reconnaît de tels, n’ont pas le relief, et ne jouent pas, à beaucoup près, le rôle social et religieux de ceux d’Australie. Tout se passe, semble-t-il, comme si plus les ancêtres (type humain) tiennent de place dans la vie de leurs descendants, plus les

  1. T. G. H. Strehlow, Ankotarinja, an Aranda myth. Oceania, IV, p. 187 (1933).