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actuel, lequel ne subsiste que grâce à lui, comme nous le verrons bientôt, par une sorte de création continuée ou, plutôt, intermittente. Quelle idée les mythes en donnent-ils ? Pouvons-nous, sans trop la dénaturer, la rendre dans nos langues ?

Si nous essayons de la traduire en concepts à arêtes nettement tranchées, ou même de la décrire d’une façon précise, l’image que nous donnerons de ce monde ne pourra être fidèle, ne fût-ce que pour les deux raisons suivantes : 1o ce n’est pas un « monde » ordonné, et dont les éléments se composent à la satisfaction de notre esprit ; 2o beaucoup de ces éléments, et les plus essentiels, proviennent sans doute de l’expérience de ces primitifs. Mais cette expérience, qui leur fournit des données sur le surnaturel, en cela plus riche et plus ample que la nôtre, ne se laisse pas enfermer dans un cadre de concepts. Notre effort doit donc tendre, non pas tant à rendre intelligible ce monde mythique (puisque, plus nous y réussirions, plus nous nous serions en réalité éloignés du but) qu’à entrer le mieux que nous pourrons dans le sens de cette expérience qui met les primitifs en contact avec les forces suprasensibles et les êtres mythiques.

Ils se sentent en effet constamment en présence d’une multitude indéfinie de forces et d’êtres invisibles qui existaient déjà à l’époque mythique. Mais alors, ceux-ci étaient le plus souvent visibles ; ils parcouraient même la contrée sous des formes diverses. Ces représentations d’êtres individuels n’excluent d’ailleurs pas celle d’une force quasi universelle, impersonnelle, présente dans tous les êtres et tous les objets, passant de l’un à l’autre, plus dense et plus puissante dans celui-ci, plus rare et plus faible dans celui-là. Chez les Marind-anim, par exemple, l’aspect insolite, ou bizarre, ou étrange d’un objet ou d’un être fera aussitôt soupçonner qu’une force surnaturelle s’y manifeste. La forme extraordinaire d’un rocher, un tourbillon dans la mer, les allures singulières d’un animal, etc., les feront qualifier de dema. Néanmoins, au même moment, le Marind parlera aussi des Dema, personnages mythiques qu’il appelle par leur nom, dont il sait les pouvoirs surhumains, les exploits qu’ils ont accomplis, les endroits qu’ils ont habités, les traces qu’ils y ont laissées, etc. Que le même mot serve ainsi à désigner ce qui se révèle par les êtres et objets insolites du monde