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La période mythique.

Le monde mythique ne se place pas à l’origine d’un long développement historique, dont les indigènes n’ont d’ailleurs aucune idée. Le passé dont ils gardent la mémoire ne s’étend guère loin. Au delà, c’est tout de suite la période mythique. Les Papous de Dobu le disent en propres termes : quatre ou cinq générations avant la présente, c’étaient les personnages des mythes qui habitaient l’île ; c’étaient les événements mythiques qui s’y produisaient. Cette période n’appartient pas au temps où se meuvent les êtres et les faits d’aujourd’hui. C’était, selon le mot d’un autre auteur, le « temps de la période où il n’y avait pas encore de temps ».

Chez les Bushmen étudiés par M. Vedder, que certains traits de leur mentalité permettent de rapprocher des Australiens et des Papous, il a observé un manque complet d’intérêt pour le passé en tant que tel. Ce qui est passé n’existe plus ; il n’y a aucune raison de s’en occuper. Aussi n’ont-ils rien qui, même de loin, ressemble à de l’histoire. Ils vivent uniquement dans le présent, et pour ce qu’il exige. Pourtant ces mêmes Bushmen possèdent une multitude de mythes et de légendes. Ces mythes situent ce qu’ils rapportent dans une période très ancienne, ce qui ne veut pas proprement dire qu’elle remonte très loin dans le passé. Ou plutôt il ne s’agit pas là du temps tel que nous nous le représentons, mais d’un temps spécial, mythique comme les événements qui s’y passent et les êtres qui y vivent.

Si singulier que cela nous paraisse, ce ne sont pas les mythes qui se rapportent à une certaine période du temps, c’est la période qui participe à la nature du monde mythique. Celui-ci a son temps propre : c’est-à-dire, les faits et les êtres qui le peuplent sont unis entre eux par une sorte de parenté temporelle. Nous avons peine à comprendre cette participation, parce que nous nous représentons, à part et distinctement, les grandes toiles de fond que constituent l’espace et le temps pour nos perceptions et nos pensées habituelles. Mais, sans contester que ces toiles de fond soient aussi présentes dans l’esprit de ces primitifs, il faut reconnaître que ce qui est réel pour eux, ce qui s’impose à leur