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on y cherchait, et naturellement on y trouvait, un effort concerté pour rendre compte de l’origine des choses, analogue, sous une forme plus ancienne, à celui des théologies et des métaphysiques. En fait, cette philosophie du mythe ne portait guère que sur des mythologies contemporaines de religions déjà développées, ou de doctrines métaphysiques dont elles trahissaient l’influence. Mis en présence de mythes tels que ceux d’Australie et de Nouvelle-Guinée, ces théoriciens n’auraient pu en méconnaître le manque de coordination.

Ce trait n’est pas particulier aux mythologies australiennes et papoues. On l’a signalé aussi dans celles d’autres sociétés dont la civilisation se place à peu près au même degré de l’échelle. Pour ne citer qu’un exemple, aux îles Andaman, « un caractère des légendes, qu’il faut relever, est leur nature non systématique. Le même informateur peut donner, en diverses occasions, deux versions entièrement différentes d’un fait tel que l’origine du feu, ou les débuts de l’espèce humaine. Selon toute apparence, les Andamènes regardent chaque petite histoire comme indépendante, et ne comparent pas consciemment l’une avec l’autre. De la sorte, ils semblent n’avoir absolument aucune conscience de ce qui est une flagrante contradiction aux yeux de qui étudie ces légendes[1]. »

En effet, comme chaque mythe ne tient pas plus compte des autres que s’ils n’existaient pas, il est inévitable qu’il se produise entre eux des contradictions. Si choquantes qu’elles nous paraissent, les indigènes n’en sont nullement gênés. Ils n’y prêtent aucune attention. Cette indifférence, constatée par M. Radcliffe-Brown aux îles Andaman, se retrouve constamment ailleurs. Par exemple, en Nouvelle-Guinée hollandaise, « il est extrêmement difficile de se transporter dans la façon de penser de l’indigène, et d’ailleurs le Marind se contredit beaucoup dans ses mythes[2] ». À l’île Dobu (Nouvelle-Guinée anglaise), « si l’on rapproche les unes des autres les légendes de toutes les descendances totémiques de Dobu, on obtient un système extrêmement illogique. Toutefois, jamais un Dobuen n’a pris la peine de les comparer entre elles[3]. Personne ne s’aperçoit donc jamais que le

  1. A. R. Radcliffe-Brown, The Andaman islanders, p. 188.
  2. P. Wirz, Die Marind-anim von holländisch Süd-Neu-Guinea, II, p. 21.
  3. R. F. Fortune, Sorcerers of Dobu, pp. 30-31. Cf. ibid., p. 94.